Ouvrir le regard, faire voir ce qu’on ne veut pas regarder : telle semble la vocation du commissaire d’expositions Jean-Hubert Martin.
En 1989, il avait dirigé les yeux du milieu de l’art vers la création contemporaine non occidentale à travers son exposition « Magiciens de la terre ». Aujourd’hui, avec « Carambolages », cet « oculiste » invite le public à regarder avant de savoir et de comprendre, en proposant un parcours de l’histoire de l’art non pas chronologique, mais construit sur des affinités formelles entre des œuvres d’époques et de cultures différentes.
Comment fonctionne votre exposition ?
J.-H. M. Les visiteurs avancent par ricochets. Chaque œuvre est prédite par la précédente et annonce la suivante… par des affinités formelles, et parfois avec humour, lorsqu’un détail amène l’œuvre suivante dont il devient un élément central de la composition. Un exemple ? Après une représentation du martyre de sainte Agathe, à qui l’on arracha les seins à l’aide de tenailles, le visiteur se trouve face à un « bol sein » de Marie-Antoinette, en porcelaine de la manufacture de Sèvres. On passe ensuite « de bol à bol » : le spectateur se retrouve face à un bol iranien du IXe ou Xe siècle, dont on retrouvera ensuite les coulures dans un bol chinois, auquel succédera une faïence de Rouen du XIXe siècle où notre œil contemporain croit dans un anachronisme reconnaître comme un dripping de Jackson Pollock ! Pour ne pas occulter le regard, aucun texte n’introduit les œuvres. Le visiteur ne peut s’informer, sur un écran, qu’après les avoir vues et regardées. De même, j’ai voulu qu’il n’y ait pas d’audioguide pour accompagner la visite.
Pourquoi cette volonté de dépouiller le premier regard d’éléments de connaissance ?
Bien souvent, on ne regarde pas vraiment les œuvres. On les aborde avec des a priori. Ainsi, les collectionneurs d’art primitif méprisent généralement les masques contemporains, et les objets qui n’ont pas servi réellement dans les rites… Pourtant, certains sont époustouflants ! De même, comme je l’ai expérimenté à l’occasion d’une exposition que j’ai conçue en 2001 au Museum Kunstpalast à Düsseldorf sur les autels religieux, le monde de l’art contemporain ne s’intéresse pas à l’art religieux actuel : pourquoi ? Je voudrais décloisonner le regard par rapport aux classifications spatio-temporelles des musées. Mon but : amener les gens à observer et ressentir avant d’analyser avec leur grille de connaissances. Je suis parti pour cette exposition de l’expérience acquise au contact des artistes : je me suis rendu compte que ces derniers se fichent souvent de l’authenticité et même de l’histoire de l’art, pour tomber en arrêt devant une œuvre qui les bouleverse parce qu’elle éveille en eux un questionnement, les frappe par sa résonance avec une question soulevée par l’art contemporain, ou sa forme…
Comment avez-vous sélectionné les œuvres de cette exposition ?
Je vis avec beaucoup d’œuvres en tête. Par ailleurs, depuis qu’existent les mini-appareils photo, j’ai pu constituer une photothèque des œuvres qui me frappent ; elle est venue enrichir et relayer les carnets que je tenais quand ils n’existaient pas… On me dit souvent qu’il s’agit d’une exposition subjective. Mais je ne le crois pas. À mon avis, notre regard est profondément marqué par l’époque dans laquelle nous vivons. Je suis de mon temps ; ainsi mon œil est-il surtout celui d’une génération, qui vit entourée d’images. Cette exposition est celle d’un regard contemporain sur l’art et l’histoire de l’art. Sans doute, d’ailleurs, cette façon de naviguer dans l’exposition d’une œuvre à l’autre, d’établir des liens entre elles est-elle marquée par notre pratique d’Internet…
Vous-même, comment avez-vous appris à regarder ?
Je cours les musées depuis l’enfance. Un tableau m’a particulièrement frappé. Celui d’un couple, peint au XVe siècle. On y voit des serpents rentrer et sortir de leurs corps. Cette représentation d’horreur, de corps habités par des reptiles fut un choc. Peut-être mon goût pour l’inhabituel, le surprenant, le fantastique, l’horrible, vient-il de là… Il est anonyme – comme beaucoup d’œuvres de l’exposition. Aujourd’hui, je le vois parfois apparaître sur Internet… De façon générale, les œuvres anonymes sont moins regardées, et mettent plus de temps à émerger. Mais je fais le pari que certaines des pièces de mon exposition qu’on considère aujourd’hui comme mineures seront demain reconnues comme des chefs-d’œuvre !
1944
Naissance à Strasbourg
1971-1982
Conservateur du Musée national d’art moderne (futur Centre Pompidou)
1976
Commissaire de la rétrospective « Francis Picabia », Grand Palais
1987-1990
Directeur du Musée national d’art moderne – Centre Georges-Pompidou
1989
« Magiciens de la terre », Centre Pompidou et Grande halle de la Villette
2005
« Africa Remix », Centre Pompidou
2009
« Une image peut en cacher une autre », Grand Palais
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Les artistes se fichent souvent de l’authenticité et même de l’histoire de l’art
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : Les artistes se fichent souvent de l’authenticité et même de l’histoire de l’art