Au Grand Palais, en confrontant des œuvres de cultures parfois éloignées, l’exposition « Carambolages » nous invite à porter un regard contemporain sur l’histoire de l’art. De fait, notre œil, depuis l’Homo sapiens, ne cesse d’évoluer…
Regardez, de tous vos yeux regardez ! Et faites-le de façon absolument moderne, et non comme vos pères et vos ancêtres. Regardez avec votre sensibilité, sans lire des murs entiers de textes et sans vous précipiter vers les cartels des œuvres. » C’est ce que semble nous dire le commissaire Jean-Hubert Martin à travers son exposition « Carambolages », qui se tient au Grand Palais du 2 mars au 4 juillet 2016. Si le parcours rassemble des œuvres de l’Antiquité à nos jours et des quatre coins du monde, son but n’est pas de retracer une histoire linéaire de l’art. Au contraire : il s’agit de faire vivre au visiteur une expérience sensible, en décapant son regard par des « carambolages », par des affinités de forme ou de sens inattendues, faisant dialoguer des pièces d’époque et de cultures éloignées, qu’a priori tout sépare. « Au XXe siècle, l’art a été confisqué par les historiens d’art pour écrire une histoire linéaire. Mon but est de libérer le regard de ce moule. Pour ce, je me suis inspiré du regard des artistes qui tombent en arrêt devant une œuvre, non pas parce qu’elle compte dans l’histoire de l’art, mais parce qu’elle les frappe et les interroge sur notre époque, l’art contemporain, leur vie… », explique Jean-Hubert Martin. Comme Picasso qui, en 1907, sort bouleversé par l’Art nègre, encore méconnu, qu’il vient de découvrir au Musée du Trocadéro, et se met à peindre les révolutionnaires Demoiselles d’Avignon. Comme André Breton qui, vers le milieu du XXe siècle, rassemble quantité d’objets hétéroclites et d’œuvres anonymes. Comme Daniel Spoerri qui organise, à partir de 1977, une série d’expositions guidées par le lien affectif aux objets, intitulées « Musées sentimentaux ». Pour tous, l’affect l’emporte.
« Carambolages » invite le visiteur à établir des ponts sensibles et ludiques entre les œuvres… comme il naviguerait sur Internet. « Je suis convaincu que notre œil est profondément marqué par notre époque. Cette exposition révèle un regard actuel sur l’art, celui de notre génération », avance Jean-Hubert Martin. Et c’est, en effet, ce que révèlent à la fois l’expérience sensible, l’histoire de l’art et les neurosciences : l’œil évolue comme les espèces, l’histoire, l’individu. Comme l’amour selon Arthur Rimbaud, il est, toujours et pour chaque génération, « à réinventer ».
Le goût d’une époque
Car, si chacun possède un goût qui lui est propre, ce goût individuel s’inscrit dans le goût d’une époque. « Je ne crois absolument pas qu’un individu puisse échapper à son temps », observe l’historienne d’art Chantal Georgel, qui dirige un programme de recherches sur le goût à l’Institut national d’histoire de l’art. Car chaque époque a un œil qui lui est propre. Un exemple ? « À la fin du XVIIIe, début XIXe, des artistes comme le peintre néo-classique Pierre Louis de Valenciennes faisaient de petits dessins, des études de paysages, des aquarelles de nuages… auxquels on ne prêtait aucune attention. Mais, aujourd’hui, nous ne regardons plus que cela dans leur œuvre ! L’impressionnisme est passé par là, et a changé notre regard », remarque Chantal Georgel. Et pour cause : quand bien même on ne fréquenterait pas les musées, les toiles de Monet, Renoir ou Sisley sont reproduites sur boîtes de chocolats et calendriers, ce qui fait qu’elles imprègnent aujourd’hui l’imaginaire collectif.
Ces évolutions du regard sont largement intégrées dans la pratique des conservateurs des musées. En témoigne d’ailleurs Jean-Hubert Martin lui-même. « Quand j’ai été nommé en 1987 directeur du Musée national d’art moderne, j’ai regardé dans les réserves les œuvres achetées par mes prédécesseurs depuis les années 1930. Parmi elles, j’ai remarqué un portrait de femme, très coloré. Il m’a amusé, alors je l’ai mis dans mon bureau, et les visiteurs riaient de ma lubie. Il était signé, mais je n’ai pas fait de recherches particulières à son sujet. Aujourd’hui, cette œuvre attire tous les regards : il s’agit d’un autoportrait de Frida Kahlo. On l’aurait vendu à l’époque des clopinettes. Aujourd’hui, c’est le seul tableau de l’artiste inventorié dans les musées européens. C’est pourquoi l’inaliénabilité des collections est essentielle. »
Il serait donc impossible de porter un regard vierge de toute culture sur une œuvre ? « Sans doute. D’ailleurs, bien souvent, on ne peut goûter une œuvre sans un certain bagage culturel. Je pense par exemple au Baptême du Christ de Fra Angelico. La colombe, qui symbolise l’Esprit saint, est peinte sur le même plan que les nuages et ne s’en distingue que si l’on y prête attention. Si l’on ne voit pas qu’il s’agit du baptême de Jésus et si l’on ne possède pas certains codes, on passe à côté de l’œuvre. Mais, à l’inverse, on ne peut être vraiment touché par une œuvre si on en reste à un rapport d’érudition envers celle-ci et si on ne peut poser sur elle un œil neuf ; il est essentiel de restaurer chaque fois une fraîcheur du regard pour vivre une expérience esthétique », explique la philosophe Marianne Massin, auteure de Expérience esthétique et art contemporain (Presses universitaires de Rennes).
L’art contemporain, l’art de déstabiliser le regard
Or, créer la surprise et un sentiment de nouveauté, voire d’étrangeté, se situe au cœur même de la démarche de nombreux artistes contemporains. « C’est par exemple ce qu’on observe à travers une installation de l’artiste belge Ann Veronica Janssens, exposée au Grand Palais à l’occasion de “Dynamo” en 2013. Dans cette œuvre, le visiteur est invité à pénétrer dans une pièce… remplie de brouillard. Il n’y a rien à voir, semble-t-il ! Mais, après un moment de déception, voilà que tous ses sens s’éveillent, pour percevoir le blanc, le silence, la densité de l’atmosphère… Les œuvres contemporaines intéressantes sont celles qui, en déjouant nos attentes et en nous en faisant prendre conscience, rafraîchissent notre œil », analyse Marianne Massin.
Cette déstabilisation ou ce rafraîchissement du regard que nous expérimentons aujourd’hui face à l’art contemporain – ou face à des expositions comme « Carambolages », qui nous invitent à poser un regard « actuel » et nouveau sur l’histoire de l’art – constitue un des éléments essentiels qui nous font apprécier une œuvre d’art, comme le confirment des découvertes récentes des neurosciences. Des expériences réalisées par l’imagerie cérébrale révèlent en effet que le cortex frontal, qui intervient dans le jugement esthétique, s’active lorsqu’on présente au sujet une image nouvelle ; et cette activation s’atténue lorsqu’on la lui présente à nouveau…
Le cerveau : la voie royale
Car on oublie souvent que c’est avec notre cerveau que nous regardons et réagissons à l’art. C’est ce qu’explique le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux dans son ouvrage Le Cerveau et l’art (éditions De vive voix). « Or celui-ci est le fruit d’une longue évolution, à la fois génétique, à l’échelle de l’évolution, et épigénétique, pour chaque individu », expose le chercheur. Ainsi, la zone frontale du cerveau, qui apparaît avec l’Homo sapiens – qui se met à dessiner sur les parois des grottes, comme on l’observe à Chauvet – et intervient, donc, dans l’expérience esthétique, est « la plus récente du point de vue de l’évolution ». Quand les rayons lumineux réfléchis par une œuvre d’art – par exemple La Joconde – frappent notre rétine, ils sont convertis en signaux électriques qui vont jusqu’aux aires visuelles de notre cerveau. « Il y a une voie dorsale dans notre cerveau, spécialisée dans la profondeur, la représentation spatiale et éventuellement le mouvement, et une voie ventrale spécialisée dans la reconnaissance de l’objet, de la couleur, et éventuellement – pour les représentations humaines – des visages et des formes proprement humaines », explique Jean-Pierre Changeux. Ce cheminement fait intervenir progressivement des neurones de plus en plus spécialisés. Ainsi, au niveau du cortex temporal (voie ventrale), certains neurones réagissent seulement au visage, d’autres exclusivement aux mains. Au fil du circuit se produit ainsi une analyse neuronale à la fois de l’ensemble de la composition et de détails précis de l’œuvre d’art. Enfin, l’image passe progressivement aux zones frontales, où s’opère une synthèse, associant analyse du sens et évocation d’émotions associées. Ainsi naît une représentation complexe de l’œuvre.
Mais ce n’est pas tout. Car cette structure du cerveau très élaborée, dont les centaines de millions de neurones interconnectés communiquent entre eux par des signaux électriques et chimiques, réagit au monde extérieur. Ainsi, tout au long de sa maturation, le cerveau engrange des images et, à travers des échanges avec le monde, s’approprie une culture. « Cette évolution épigénétique du cerveau se produit de façon continue, avec des phases successives de mise en place des connexions, avec des phases d’exubérance, d’essais et d’erreurs et d’élimination », explique Jean-Pierre Changeux, en assimilant cette maturation du cerveau et la mise en place de circuits neuronaux à « une forme de darwinisme neuronal de sélection où l’activité spontanée et évoquée par le monde extérieur joue un rôle important dans la mise en place des circuits culturels ».
C’est donc par une intégration de la culture où l’on vit que se forme le « goût », cette notion qui apparaît au XVIIe siècle et dont l’Académie énonce alors les règles. C’est pourquoi, sans doute, une œuvre nouvelle et originale choque dans un premier temps ses contemporains : car il faut du temps pour que l’œil évolue et se rapproche du vocabulaire d’un artiste en avance par sa sensibilité sur son temps. « Le goût se forme insensiblement dans une nation qui n’en avait pas parce qu’on y prend peu à peu l’esprit des bons artistes. On s’accoutume à voir les tableaux avec les yeux de Le Brun, du Poussin, de Le Sueur ; on entend la déclamation notée des scènes de Quinault avec l’oreille de Lulli, et les airs, les symphonies, avec celle de Rameau », observe ainsi Voltaire.
C’est ainsi, commente le critique Jean-Max Colard, qu’« on n’est pas un œil, on le devient. » Avec l’artiste Thomas Lélu, il a signé un livre de photographies, After (éd. Presses du réel), où il projette dans la perception de la vie quotidienne un regard façonné par l’histoire de l’art qui l’habite – une roue de bicyclette dans la rue évoquant par exemple aussitôt pour lui l’œuvre de Marcel Duchamp. Car notre perception du monde évolue avec l’histoire de l’art – comme le souligne, mieux que quiconque sans doute, Marcel Proust : « Le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez. Et voici que le monde (qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. »
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Avoir l’œil en art
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Abonnez-vous dès 1 €Du 2 mars au 4 juillet 2016. Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower, Paris-8e. Du mercredi au lundi de 10 h à 20 h, nocturne le mercredi jusqu’à 22 h, fermé le mardi. Tarifs : 13 et 9 €.
Commissaire : Jean-Hubert Martin.
www.grandpalais.fr
Légende photo
Anonyme flamand, Diptyque satirique, 1520-1530 ©: Collections artistiques de l'Université de Liège
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°688 du 1 mars 2016, avec le titre suivant : Avoir l’œil en art