Petite par la taille, mais grande par ses artistes, la Belgique a vu naître dans les années 1950-1960 une génération d’artistes de premier plan.
Il faut s’y faire : le football est devenu un curseur de référence. En 2014, l’expression « génération dorée », employée par le coach argentin Alejandro Sabella pour désigner la valeureuse équipe belge, a glissé dans le monde des arts plastiques pour coller à la peau d’une population d’artistes qui font à leur façon les riches heures du petit royaume de Belgique. À chaque époque ses référents : il fut un temps, historique et moderne, où l’art belge se déclinait sur un mode symboliste (Félicien Rops et Fernand Khnopff par exemple), puis expressionniste (avec le fabuleux James Ensor), surréaliste ensuite (avec René Magritte et Marcel Mariën) pour frayer enfin, à l’époque postmoderne, avec l’art conceptuel (Marcel Broodthaers en tête). Aujourd’hui, donc, c’est au tour de la « génération dorée » avec Jan Fabre, Wim Delvoye, Luc Tuymans, Ann Veronica Janssens, etc.
Hors de tout mouvement
À dire vrai, on peut se demander en quoi cette génération serait « dorée », sinon à considérer l’emploi de l’adjectif dans une acception exclusivement économique. De fait, si les affaires vont plutôt bien pour cette génération mature (ceux qui la composent sont nés pour la plupart dans les années 1960), son art s’offre à voir dans une telle diversité plastique et matérielle qu’il n’en appelle pas vraiment à l’idée que l’on peut se faire du « doré ». Rien à voir en effet entre les concrétions organiques et informes de Buggenhout, les sculptures ciselées de Wim Delvoye, les peintures évanescentes de Luc Tuymans, les travaux de recyclage de Michel François, les marines monumentales de Thierry De Cordier, les figures tronquées de Berlinde De Bruyckere, l’art de la « consilience » de Jan Fabre, les dessins fantastiques de Hans Op de Beeck, les tableaux énigmatiques de Michaël Borremans ou ceux, citationnels, de Jan Van Imschoot. Plus encore que d’une génération devrait-on peut-être parler d’une « scène artistique dorée », tant la Belgique connaît depuis les années 1980 une activité et une effervescence qui n’ont pas manqué d’attirer à elle le monde de l’art. À ce dynamisme – comme il a pu exister au tournant des XIXe et XXe siècles avec le Salon de la libre esthétique à Bruxelles –, institutions, galeries et collectionneurs ne sont pas étrangers. Entre Wallonie et Flandre, au fil du temps, les premières se sont grandement développées créant tout un tissu d’étapes incontournables comme le MuHKA, Musée d’art contemporain d’Anvers, le Musée des arts contemporains du Grand-Hornu (MAC’s) ou le Wiels, centre d’art contemporain à Bruxelles. Si les deuxièmes ont réussi une vraie percée sur le marché international et réussi à faire d’Art Brussels une des foires d’art contemporain de référence en Europe, c’est beaucoup parce qu’il y a en Belgique de très nombreux collectionneurs de qualité, notamment quelques étrangers venus s’y installer pour des raisons économiques. Par leur présence et leurs actions – expositions privées, visites de leurs collections, créations de lieux indépendants telle la Maison particulière à Bruxelles –, ceux-ci contribuent grandement à faire bouger les lignes.
Michaël Borremans
Né à Grammont en 1963, vit et travaille à Gand
Qu’il peigne une jeune fille vue de dos, privée de ses membres inférieurs, curieusement posée sur une sorte de sellette, qu’il représente un col en gros plan, peint en vert kaki, d’où émerge la naissance d’un cou blafard, ou qu’il figure deux jambes évidemment féminines dont l’une pose sur un panier de fleurs placé au sol, Michaël Borremans se joue du réel et de notre regard. Sa façon de cadrer les motifs dont il se saisit en dit long de son goût du hors-champ et de cette dimension d’énigme qu’il cultive. Sans doute est-ce pour mieux attirer notre attention sur la peinture elle-même, ses qualités intrinsèques de matière, de valeur et de lumière, tant elle est le sujet premier de ses tableaux. Tout le reste n’est somme toute que simple prétexte.
Thierry de Cordier
Né à Audenarde en 1954, vit et travaille à Ostende
Figure aînée De cette génération née pour la plus grande part dans les années 1960, Thierry de Cordier n’en est pas moins un artiste très actif dont la rareté de la production et une posture en retrait du monde contribuent à l’élaboration de son mythe. Fort d’une image romantique qu’il cultive avec soin, l’artiste développe toute une œuvre peinte volontiers de très grands formats. Aux motifs de paysages et de marines, ses tableaux débordent alors le regard jusqu’à le plonger à la perte de ses repères dans la matière picturale elle-même. Comme s’il cherchait à nous rappeler à l’ordre d’une évidence d’échelle trop facilement oubliée et nous inciter à reconsidérer notre propre mesure d’homme face à la nature.
Peter Buggenhout
Né à Termonde en 1963, vit et travaille à Gand
Quelque chose de cataclysmique est à l’œuvre dans le travail de Peter Buggenhout qui inquiète le regard par la puissance invasive de ses travaux. Une puissance non seulement physique mais mentale tant les désastres monumentaux que l’artiste imagine s’imposent tout en même temps à notre vue et à notre esprit. Les concrétions que l’artiste constitue se présentent comme d’improbables sculptures qui nous renvoient soit à l’aube d’un temps antédiluvien, soit au lendemain d’une apocalypse. Pétries de déchets, d’objets de rebut et de matériaux organiques, mêlant résine et sang animal, elles sont à l’image d’une fragilité duelle, celle de l’homme et de la société, dans leur rapport primordial à la nature.
Luc Tuymans
Né à Anvers en 1958 où il vit et travaille
À première vue, les peintures toutes de silence feutré de Luc Tuymans ne laissent pas supposer la part d’engagement de l’artiste. Et pourtant, sous le couvert d’une apparente distanciation que suggère sa palette aux tons nuancés de jaunes, de gris et de bleus, l’art de Tuymans est porté par une réflexion critique sur les contextes politiques, économiques et sociétaux de notre monde. Ses motifs ne sont autres que ceux d’une humanité au quotidien, mais il les déconnecte du réel par un traitement plastique qui les fait basculer dans une autre dimension, trouble, décalée, mystérieuse. S’il revendique que la seule forme d’originalité possible est « l’authentique contrefaçon », c’est pour mieux dire une présence.
Berlinde de Bruyckere
Née à Gand en 1964 où elle vit et travaille
Des parents bouchers, une éducation catholique, un ancien couvent pour atelier… Si cela ne suffit évidemment pas à qualifier l’art de Berlinde De Bruyckere, il n’en reste pas moins que ça éclaire sa charge tout à la fois plastique et religieuse. Dépouilles, fragments de corps au supplice, crucifixion, pietàs, figures en suspens, ses œuvres en appellent le plus souvent à la mise en jeu d’une scénographie référencée dont la théâtralité augmente la mesure dramatique du sujet traité. Faites en cire ou en résine, contraintes par tout un appareil de cordes et de sangles, les sculptures de Berlinde De Bruyckere ont une apparence organique qui participe tant à fasciner qu’à dérouter le regard. Elles impriment définitivement notre mémoire.
Jan Van Imschoot
Né à Gand en 1963, vit et travaille à Noncourt-sur-le-Rongeant (France)
Tout entier voué à proclamer sa passion pour la peinture et pour l’histoire de l’art, Jan Van Imschoot ne cesse d’en revisiter les grandes œuvres. S’il reprend à son compte thèmes, mythes et sujets qui en ont fait les riches heures, ce n’est jamais selon un principe mimétique, mais en les faisant siens et en les reversant à l’ordre d’une figuration décalée, d’une palette aux tons forcés et d’une facture violemment expressive. S’il se saisit de scènes d’intérieur, il en rudoie les conventions perspectivistes pour les faire chavirer et en multiplier les points de vue. Ses tableaux s’offrent ainsi à voir dans une mémoire réinventée de leurs modèles, de sorte à leur conférer une existence pleinement contemporaine.
Michel François
Né à Saint-Trond en 1956, vit et travaille à Bruxelles
Proprement fasciné par la notion d’antagonisme, Michel François dresse du monde réel toutes sortes d’inventaires qu’il compose sur le mode de l’antithèse, accordant au vide et au plein, au concave et au convexe, au clair et à l’obscur une place de choix. Le corps, l’empreinte, les concepts de flux, de passage et de parcours sont chez lui les vecteurs récurrents de toutes sortes de situations qui en appellent tour à tour à la sculpture, à la photographie, au dessin ou/et à l’installation. Son œuvre qui s’offre à voir comme « un modèle de reconfiguration sensuelle et idéologique de l’immédiat », dixit Guillaume Désanges, s’applique surtout à mettre en évidence ce qu’il en est tant de l’infime que de l’intime.
Hans Op de Beeck
Né à Turnhout en 1969, vit et travaille à Bruxelles
Installations, sculptures, peintures, dessins, photographies, l’art de Hans Op de Beeck en appelle à une esthétique fondée sur les notions conjuguées de mémoire et de fiction. Entre passé et futur, ses œuvres nous invitent à un voyage dans le temps et dans l’espace à la rencontre de situations totalement fabriquées aux allures de mirages. Quelque chose d’un vertige y est à l’œuvre où le familier côtoie l’étrange et qu’excède la dominante noir et blanc de ses travaux. Désertés de toute présence humaine, tour à tour urbains ou naturels, ses paysages sont noyés dans une inquiétante lumière nocturne, non privée d’une lueur d’espoir, propice à la contemplation et à l’introspection.
Jan Fabre
Né à Anvers en 1958 où il vit et travaille
Sculpture, vidéo, installation, dessin, film, chorégraphie, théâtre… Jan Fabre aborde quasiment toutes les disciplines et tous les grands thèmes. La vie et la mort, l’ordre et le chaos, la nuit et le rêve, son œuvre est requise tant par l’humain que par le mythe, par le biographique que par l’universel, par le biologique que par l’artificiel. La consilience, qui relève d’une théorie de la complémentarité des savoirs, est à la base d’une esthétique personnelle qui place la figure du corps au cœur de sa démarche. Dans les locaux désaffectés d’une ancienne école, le lieu d’échanges, de créations et d’actions qu’il a créé à Anvers est un laboratoire expérimental qui n’est pas sans rappeler les grands ateliers du temps jadis.
Wim Delvoye
Né à Wervik en 1965, vit et travaille à Gand
« L’art est un jeu avec des règles et on ne peut gagner qu’en les changeant. » La formule peut paraître provocatrice, elle est surtout d’une implacable lucidité et Wim Delvoye s’est fait comme un devoir de l’appliquer à la lettre. S’il y réussit à la perfection, c’est qu’il est un artiste de l’expérimentation permanente et son œuvre au-delà de la dimension ludique revendiquée procède d’un subtil détournement du sens. Aux concepts de l’hybridation et du multiculturalisme, qui sont les deux marques par excellence du postmodernisme, l’art de Wim Delvoye a fourni des modèles pleinement originaux tout en requérant des pratiques et des protocoles de travail empruntés aux traditions les plus séculaires d’une création tant artistique qu’artisanale.
Ann Veronica Janssens
Née en 1956 à Folkestone, vit et travaille à Bruxelles
Tout à la fois matériau et sujet de son œuvre, la lumière est le médium exclusif de l’œuvre d’Ann Veronica Janssens. Elle l’emploie à créer toutes sortes de situations d’éblouissements, de vertiges et d’instabilité visuelle qui interrogent la relation de notre corps à l’espace, nous invitant à faire en quelque sorte une expérience sensorielle de l’immatériel. L’artiste nous propose en effet de pénétrer dans des espaces sensitifs entièrement envahis par des brouillards artificiels. Immersifs, ses environnements sont l’occasion de remettre en question nos habitudes perceptives, dans cette même façon de réflexion phénoménologique qui fonde l’art minimal. Ce faisant, sa démarche procède d’une forme de sublimation de l’idée même de matérialité.
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Une génération d’artistes en or
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : Une génération d’artistes en or