De l’art de peindre par le textile

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 18 janvier 2016 - 935 mots

De l’art et du textile, les relations sont anciennes et nombreuses. À l’époque moderne, le nom de Sonia Delaunay comme celui d’Anni Albers s’impose et rime avec une production hautement colorée qui refuse tout cloisonnement artistique. Au cours des années 1920, l’activité débordante que Sonia Delaunay mène dans la mode et dans la décoration la conduit notamment à en défendre la qualité esthétique à l’occasion d’une conférence qu’elle fait à la Sorbonne, en janvier 1927, sur le thème : « L’influence de la peinture sur l’art vestimentaire ». Celle-ci favorisera le développement d’un art textile parallèle à la peinture dont la fortune critique forcera la considération et qui trouvera plus particulièrement à s’exprimer du côté de la tapisserie. Si les années 1960-1970 font la part belle aux avant-gardes radicales, elles n’en sont pas moins riches de toute une production qui met en jeu des matériaux textiles, naturels ou synthétiques, comme ces puissantes et monumentales tapisseries que Miró avait accrochées au Grand Palais lors de sa rétrospective en 1974.

On a même vu certains artistes, membres de mouvements purs et durs comme Supports/Surfaces, porter un intérêt majeur à toutes sortes de tissus jusque-là tenus hors circuit du champ de l’art. Claude Viallat, Jean-Pierre Pincemin et quelques autres s’en sont donné à cœur joie pour composer nombre d’œuvres avec des pièces de toute nature. De façon plus individuelle, Sheila Hicks dont l’œuvre a récemment été remise en lumière a grandement contribué à maintenir haut la flamme d’un art textile qui le dispute à la peinture. Si matière, couleur et texture constituent les qualités plastiques premières qui intéressent les artistes en quête de médiums singuliers, les protocoles de travail les retiennent tout autant : teinture, couture, broderie, tricotage, etc.

Ce retour d’intérêt n’est certes pas étranger à toute une réflexion qui puise aux sources d’une pensée écologique, mâtinée d’un goût appuyé pour des matériaux aussi bien bruts que riches. Il témoigne d’une attitude sinon rebelle aux avancées technologiques, du moins de la volonté de ne pas laisser pour compte une richesse plastique réelle loin d’être épuisée. Sans doute l’art textile assure-t-il aussi aux artistes qui s’y adonnent la possibilité d’une incarnation – à l’instar de la peinture – pour ce que le moindre morceau de tissu renvoie au corps, à la peau, et pour tout dire à l’idée d’une présence.

Anthony Freestone
La passion de cet artiste franco-britannique né en 1961 à Paris pour les tartans d’Écosse l’a conduit à décliner toute une production de tableaux faits de ce type de tissu aux motifs géométriques très variés. On les croirait des morceaux choisis tendus sur châssis ; en réalité, il n’en est rien et ils ne sont pas faits de fils tissés mais sont bel et bien des peintures à l’acrylique sur panneaux de bois. Les tartans de Freestone ne sont rien d’autre qu’illusion pure et simple et c’est ce qui fait leur intérêt. Soit on les considère comme des abstractions néo-plastiques, soit comme de savants trompe-l’œil de leurs modèles textiles.

Jérémy Gobé
Des chutes de feutre offertes par les employés d’une usine textile fermée, retravaillées au pochoir, enroulées et clouées ou cousues à la main pour constituer de monumentaux napperons colorés, accrochés au mur sur deux rangs. Une imposante installation faite de grandes pièces de laine tricotée, tendue sur une structure en bois, qui occupe toutes les cimaises d’un espace. Sensible à la cause des ouvriers du textile, Jérémy Gobé (né à Cambrai en 1986) invente des œuvres qui rendent hommage à leur travail et dont les qualités plastiques convoquent volontiers la peinture comme cette installation au titre de La liberté guidant la laine (2014).

Claire Maugeais
Au paysage, Claire Maugeais (née en France en 1964) accorde une attention particulière. Qu’il soit construit ou naturel, il est son sujet de prédilection. Tissés à la surface d’un support plastique ordinairement employé par les architectes sur lequel est inscrite sa trame, ses séries de paysages urbains s’offrent à voir comme de schématiques compositions réduites au tracé des lignes qui les composent. Leur lecture est possiblement duelle, recto verso, mais ce qui en fait la singularité, c’est la fragilité du dessin, le fond en réserve et cette économie de moyens de fils de couleurs qui les apparentent visuellement à une aquarelle.

Françoise Micoud
La « Torchon », la « Cluny », la « Danoise », la « Fleur de Bruges », etc. : Françoise Micoud connaît tous les secrets de la dentelle aux fuseaux. À l’instar de son aînée Pierrette Bloch et de ses sculptures de crin de cheval, elle envisage le tissu dans sa matérialité et son art est fortement attaché aux notions de trame et de réseau. De cette pratique très ancienne dont elle est passée maître, l’artiste réalise des œuvres que lui inspirent les formes et les couleurs de la nature. Ses herbiers chimériques aux feuilles en dentelle enduite de résine ne sont pas sans rappeler les planches peintes d’un temps jadis.

Hassan Musa
Des tissus de toutes les couleurs, assemblés les uns aux autres pour constituer une figure soigneusement définie. Ici, le visage souriant de Barack Obama ; là, la figure nue de Ben Laden allongé sur le ventre sur un drapeau US façon série Great American Nude de Tom Wesselmann ; là encore, celle d’un saint Georges terrassant le dragon et l’aide alimentaire internationale à la mode renaissante. Né en 1951 à El-Nuhud (Soudan), Hassan Musa est fou de peinture et de références historiques, comme il est fasciné par tous les textiles qu’il peut glaner ici et là. Iconoclaste, Musa ? En aucune manière. Fou et sage, à la fois. C’est dire s’il détient la vérité.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°687 du 1 février 2016, avec le titre suivant : De l’art de peindre par le textile

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