Siècle des Lumières, le XVIIIe fut également celui des passions. Comme nul autre, Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) sut peindre les alcôves encore chaudes du désir et la sexualité dans le boudoir, quand cèdent les êtres et les chairs.
1 Le désir émancipé
Entre ciel et pierre, nature et culture, sur le seuil du monde, une femme joue à colin-maillard. Sa gorge est offerte et ses étoffes tremblantes, dignes du maître François Boucher. Les joues rosies par l’effort et le plaisir, les bras tendus pour garder l’équilibre, ou pour avancer à l’aveugle, la joueuse cherche une prise, et sa proie. Et si la badine de l’enfant et la brindille de l’homme essaient de la distraire, elle sait où elle va : son bandeau est légèrement retroussé et son tâtonnement proprement feint. La femme est une trompeuse qui joue et se joue – de ses comparses, des rôles, des conventions. Simulant l’errance, elle sait ce qu’elle veut. Il s’agit donc moins d’une galanterie pastorale que d’une apologie du désir, où chaque protagoniste serait maître de son choix, en dépit ou grâce aux illusions des sens. Faut-il même y voir, ainsi que l’a doctement suggéré une critique, un écho de la valorisation progressive du mariage d’amour sur le mariage de convenance ? Cela est probable.
2 La perversion sophistiquée
Les cartes qui tombent de la table indiquent la partie terminée. Est-ce la jeune femme de gauche qui a perdu ou l’homme qui a gagné ? Qu’importe, ce dernier réclame son trophée, son dû : un baiser de sa partenaire, saisie sans ménagement, et dont le regard s’inquiète autant qu’il vérifie la ferveur de l’assaut. Il s’agit tout à la fois d’un rapt et d’un consentement. D’un ravissement. Dans sa Nouvelle Héloïse (1761), Rousseau condamnera bientôt ces jeux de société que les moralistes, pour l’heure, ne réprouvent aucunement. Bien au contraire. Sous des dehors pittoresques et rustiques, ces trois jeunes bergers composent une scène sophistiquée qui, à l’égal des tableaux d’histoire ou religieux, se distingue par son eurythmie maîtrisée, par sa lumière savante, par ses gestes éloquents – ainsi celui de la joueuse de droite qui, tenant sa compagne par le poignet, est une complice pour le moins ambiguë, voire perverse : elle paraît moins retenir la belle effarouchée que prendre un plaisir par procuration.
3 La chair souveraine
Plus de circonvolutions. Ici règne la chair nue, à nu. La jeune femme, dont le visage a rejoint l’ombre, offre au regardeur ses fesses intimidantes, lesquelles rosissent comme nos joues. Sa jambe déborde du lit, son corps de nacre s’abandonne. Dans ce bouillonné infini, pli sur pli, blanc sur blanc, rose sur jaune, « Frago » – c’est ainsi qu’il signe ses toiles – réinvestit le prototype de Boucher (une femme étendue sur un lit) afin de donner l’étendue de son génie, capable de dire l’imminence du plaisir et l’urgence du désir, quand rien n’entrave l’office de la jouissance. Le petit Cupidon qui enlève à la femme sa chemise, la détrousse et la révèle. Il l’offre à qui veut bien la voir et la saisir. Sans doute s’enfuira-t-il puisque, dans cette alcôve aux allures de bordel, le sentiment amoureux, que les libertins découplent volontiers du plaisir charnel, n’a pas nécessairement sa place. Cette scène lascive et voluptueuse, indifférente aux brides morales, justifie à elle seule la déclaration programmatique que l’on prête à son auteur : « Je peindrais avec mon cul. »
4 Les liaisons dangereuses
Elle est jeune, fraîche, presque naïve. Il vient de la jeter sur un large lit tandis que – le titre de cette délicieuse toile ovale le suggère – le dénouement paraît inéluctable. Comme dans Le Verrou (vers 1777-1778), la femme a beau résister, son geste de dépit et de défense n’y fera rien, ainsi que l’attestent sa poitrine et ses jambes en partie découvertes : la chair toujours succombe et l’homme en devient souvent le maître. Cette prédation ancillaire, outre qu’elle semble évoquer un conte érotique de La Fontaine (« Un jeune homme dans la ruelle d’un grand lit complètement défait a renversé une soubrette et cherche à lui faire violence »), illustre à merveille les férocités hédonistes contemporaines, incarnées par Les Liaisons dangereuses (1782) de Choderlos de Laclos. Ici, rien n’est laissé au hasard : la forme phallique du traversin abandonné, l’exquis désordre des plis ou le rose frémissement qui vient trancher sur les ors des rideaux et la blancheur immaculée des draps. Quand le désir incontinent secoue l’ordre du monde.
5 La littérature licencieuse
Tout comme le miniaturiste Pierre-Antoine Baudouin (1723-1769), qui fut pour lui un précepteur en iconographie libertine, Fragonard connaissait par cœur les récits susceptibles d’élaborer des images polissonnes, voire grivoises. Puisqu’elle permettait aux artistes des translations licencieuses et aux lecteurs des évasions irrépressibles, la littérature constitua rapidement une métaphore de l’Éros insoumis. Chaste, la présente scène est inspirée par le mythe antique d’Éros et Psyché, réactualisé par un récit de La Fontaine (1669). La jeune princesse reçoit ses sœurs aînées auxquelles elle dévoile l’opulence de ses richesses et, simultanément, de ses formes, suscitant chez elles désir et envie, convoitise et jalousie : « Elles soupiraient à la vue de ces objets, c’étaient autant de serpents qui leur rongeaient l’âme. » Toute en allusions, et malgré l’absence d’un Amour prodigue, cette composition biaisée permet au jeune Frago, vingt ans tout juste, d’explorer la lascivité sans en affronter la littéralité. Subtil.
Deux sexes, masculin et féminin
Sans doute l’œuvre la plus célèbre, avec Les Hasards heureux de l’escarpolette (1767), de Jean-Honoré Fragonard, Le Verrou qui est conservé au Louvre est bien entendu présent dans l’exposition, vers la fin du parcours dans la section « L’amour moralisé ». Pour Guillaume Faroult, conservateur au Louvre et commissaire de l’exposition, « Le verrou est une métaphore assez transparente du sexe masculin, ainsi qu’il apparaît dans un dialogue de L’Académie des dames de Nicolas Chorier, publié en français à Grenoble dès 1680 et qui fut sans doute l’un des textes libertins les plus lus du XVIIIe siècle. »
Daniel Arasse a, quant à lui, vu l’évocation du sexe opposé dans le baldaquin. « Les oreillers se dessinent peu à peu pour faire surgir le profil d’une poitrine féminine qui s’enfoncerait dans l’ouverture rougeoyante de la draperie du fond et, s’entrouvrant, les plis de cette dernière font deviner une secrète féminité, augurer la figure d’un sexe féminin », écrit l’historien de l’art
1732
Naissance à Grasse
1746
Il entre comme apprenti dans l’atelier de François Boucher
1752
Il remporte le Grand Prix de Peinture grâce au tableau Jeroboam sacrifiant aux idoles
Années 1760
Après son Grand Tour, il obtient un atelier au Louvre et des commandes publiques comme Coresus et Calirrhoé pour la Manufacture des Gobelins.
Période révolutionnaire
Ruiné par la fin de la monarchie, le peintre obtient toutefois un poste de conservateur au futur Louvre
1806
Il décède à Paris.
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5 clefs / L’amour selon Fragonard
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°683 du 1 octobre 2015, avec le titre suivant : 5 clefs / L’amour selon Fragonard