PARIS
À quelques jours de la réouverture du Musée Rodin à Paris, le Musée des beaux-arts de Montréal fait le point sur l’état des connaissances de l’œuvre du sculpteur. Une exposition qui n’aurait pas été possible si une poignée d’historiennes de l’art n’avaient pas tout donné à Rodin.
C'est un peu la reconstitution d’une ligue dissoute », plaisante Catherine Chevillot en retrouvant à Montréal Laure de Margerie et Antoinette Le Normand-Romain, deux amies avec qui elle a participé à ressusciter la sculpture du XIXe siècle. Sous l’égide de leur aînée, Anne Pingeot, elles ont formé un quatuor soudé, les sculpture girls comme les a rebaptisées leur consœur américaine June Hargrove. Dans cette prédominance du beau sexe, « il y a sans doute une petite explication féministe, concède Claire Barbillon. La peinture a toujours été considérée comme un sujet plus important, plus sexy, qui attire davantage de public, donc les hommes s’y sont plus intéressés. » Seul professeur habilité à diriger des thèses sur la sculpture du XIXe en France, elle est « l’universitaire de la bande ». « Le sujet était moins sous les feux de la rampe, mais c’est aussi cela qui m’a séduite », explique Catherine Chevillot. « Pratiquement personne ne travaillait dessus, c’était enthousiasmant, car on ne pouvait qu’apporter quelque chose de nouveau. »
« Une période formidable »
Ces expertes ont abattu un travail titanesque pour revaloriser ce patrimoine, notamment dans le cadre de la préfiguration du Musée d’Orsay. Patiemment, elles ont œuvré à l’inventaire et à la connaissance de quantité d’œuvres et ont fait revenir des dépôts de l’État disséminés dans l’Hexagone, souvent abandonnés en réserve dans un état déplorable. Grâce à leur passion et à leur détermination, cette production discréditée a regagné ses lettres de noblesse. Figures d’autorité, elles occupent toujours des postes de premier plan, hormis Anne Pingeot, jeune retraitée, mais qui demeure une personnalité tutélaire. « Pendant trois décennies, elle s’est acharnée à sauver, publier et exposer des œuvres méprisées », souligne Laure de Margerie. Une aventure menée tambour battant avec Antoinette Le Normand-Romain alors conservatrice à Orsay. Elles ont ensuite été rejointes par Catherine Chevillot. Après avoir travaillé à Orsay, et mis en place la filière sculpture du Centre de recherche et de restauration des musées de France, elle dirige depuis 2012 le Musée Rodin. Enfin, autre maillon fort, Laure de Margerie a façonné pendant trente ans la documentation du Musée d’Orsay, un lieu d’étude toujours indispensable. « Nous disposions de très peu d’information sur les sculpteurs, se souvient-elle. Il fallait répertorier les œuvres et rassembler toutes les ressources ; un travail de terrain, mais également d’enquête, entre autres, auprès des descendants d’artistes. » « Ça a été une période formidable, commente Antoinette Le Normand-Romain. Nous avons énormément travaillé, mais nous nous sommes aussi beaucoup amusées. » Laure de Margerie poursuit ce sacerdoce outre-Atlantique via le Répertoire des sculptures françaises dans les collections publiques américaines. L’entreprise est soutenue par toutes les institutions où siègent ses amis : Institut national d’histoire de l’art, Musées d’Orsay et Rodin et école du Louvre. Dirigée par Philippe Durey, précurseur du sauvetage des sculptures alors qu’il était inspecteur des musées, l’école a d’ailleurs longtemps été l’un des rares établissements à enseigner cette discipline. C’est notamment là que s’est formée Nathalie Bondil, directrice du Musée des beaux-arts de Montréal et commissaire de l’exposition Rodin. « C’était un privilège d’apprendre auprès de ces personnalités qui ont écrit un pan entier de l’histoire de l’art. » Outre ces missions de longue haleine, on leur doit en effet des expositions d’anthologie, dont « La sculpture française au XIXe siècle ». Présentée au Grand Palais en 1986, elle fut une révélation pour le public et un jalon pour les spécialistes fournissant pour la première fois les clefs d’analyse de cette production. « C’est notamment cette exposition, confie Nathalie Bondil, qui m’a donné envie de faire de l’histoire de l’art. » Plus largement, le dynamisme de cette génération a servi la cause à l’échelle nationale. En sortant la sculpture du purgatoire, ces grandes dames ont enclenché un changement de mentalité favorisant le retour d’œuvres dépréciées dans les raccrochages de nombreux musées qui bénéficiaient alors de grands travaux de rénovation.
Les éternelles redécouvertes de Rodin
Rodin fut certainement l’artiste à profiter le plus de ce retour de flamme. Les années 1980 furent le début d’une nouvelle ère jalonnée de campagnes de restauration et d’étude. Si, contrairement à d’autres, il n’a jamais sombré dans l’anonymat, sa réception critique a subi des fluctuations et ses nombreux corpus n’ont été remis en valeur qu’au fil du temps. « Après sa mort, il y a eu une sorte de désaffection. À son ouverture, le Musée Rodin a rencontré de gros problèmes financiers et sa survie n’était pas du tout assurée », rappelle Antoinette Le Normand-Romain. L’artiste était passé de mode et ce qui avait fait sa gloire fut dévalué par la critique. Les bronzes et les marbres, réalisés par des fondeurs et des praticiens, ont ainsi perdu de leur prestige. Les exégètes voyant dans cette délégation un manque d’authenticité et de modernité. Le regain d’intérêt a d’abord été effectif aux États-Unis. Une succession d’expositions et de publications, notamment dues à Albert Elsen, a redoré son blason, dont la retentissante « Rodin Rediscovered », à Washington en 1981. Dressant un panorama complet de sa carrière, elle manifestait une tendance nouvelle et rendait justice à tous les aspects de son art, y compris la part la plus expérimentale : le plâtre. On redécouvrait alors un Rodin « blanc » plus audacieux et avant-gardiste. « Depuis, la recherche a changé, elle se fait moins aux États-Unis et plus en France, le musée a repris le pilotage qu’il avait beaucoup laissé aux autres », estime Le Normand-Romain. Cécile Goldscheider, directrice de l’établissement jusqu’en 1973, est souvent critiquée pour cet état de fait. « Elle a vraiment mis toute son énergie à faire connaître Rodin notamment en diffusant de nombreux bronzes, mais c’est vrai qu’elle a un peu fait le vide autour d’elle en rendant le musée inaccessible aux chercheurs. » Les directeurs successifs ont ensuite classé et ouvert les archives et publié méthodiquement les différents fonds : les dessins, la correspondance puis les marbres du musée. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il n’existe pas à ce jour de catalogue raisonné de l’ensemble de son œuvre. Celui des marbres est en préparation sous la houlette de François Blanchetière, jeune conservateur prônant une vision renouvelée de ce médium.
Le catalogue des bronzes du musée ne date quant à lui que de 2007, il a été dirigé par Antoinette Le Normand-Romain. Conservatrice au musée de 1994 à 2006, elle a organisé une série d’expositions phares, dont « Balzac, Rodin en 1900 », et écrit des ouvrages qui font encore référence. Elle s’est attaquée aux grands thèmes rodiniens, alors connus superficiellement, et a ouvert de nouvelles pistes sur les méthodes de travail du maître, impulsant un tournant dans les études sur l’artiste en France. Cette dynamique de redécouverte se poursuit, tout comme le mouvement de publication des différents fonds. L’institution continue de révéler des corpus peu explorés comme les antiques, dernièrement remis à l’honneur. Les papiers découpés de l’artiste devraient être dévoilés en 2017, tandis qu’en 2018 une exposition fera le point sur son importante collection égyptienne, qui fait déjà l’objet d’une campagne de mise en ligne. Enfin, Les Cathédrales de France, ouvrage rédigé et illustré par Rodin, va être réédité avec ses dessins en 2017. Parallèlement, Claire Barbillon anime un séminaire de l’École du Louvre sur les écrits de Rodin et ses élèves retranscrivent et annotent les carnets en vue d’une publication électronique à l’horizon 2018.
Quelle place pour la nouvelle génération ?
Particularité du microcosme de la sculpture du XIXe, ce sont en effet les musées qui ont essentiellement porté les études sur le sujet. « Par conséquent, le discours reste globalement une approche de conservateur, une optique très monographique », estime un chercheur. « Pendant longtemps, les expositions sur Rodin n’ont pas assez proposé de mise en perspective, par exemple avec les artistes de son temps. » Les chercheurs déplorent aussi que « pour les grandes manifestations et les publications on fasse appel aux mêmes personnes. C’est donc, généralement, le même discours assez traditionnel qui est privilégié. » Critique à peine masquée de la prolixité d’Antoinette Le Normand-Romain. Bien qu’elle ait quitté le musée en 2006 et dirige l’INHA, elle demeure très active dans l’organisation d’expositions, surtout à l’étranger où elle est perçue comme la spécialiste de Rodin. En 2013, elle a par ailleurs signé le monument éditorial sur l’artiste chez Citadelles & Mazenot, une somme de tout ce qu’elle a écrit. « Cela reste difficile pour les jeunes d’imposer un regard un peu différent. Elle a fait beaucoup pour Rodin à une époque où peu de spécialistes s’y intéressaient ; elle a ouvert une brèche, mais a un peu gardé le monopole. » Autre son de cloche pour les chercheurs abordant des aspects peu traités par leurs aînés, comme Guillaume Gaudet qui a consacré sa thèse à la réception critique de Rodin. « C’est un territoire encore largement inexploré, donc je n’ai pas perçu de pression ou de concurrence. On m’a volontiers ouvert la porte et j’ai ressenti qu’il y avait un entourage bienveillant autour de moi, une sorte de famille. » Pour nombre d’universitaires, la nomination de Catherine Chevillot à la tête du Musée Rodin a été accueillie comme un signe d’ouverture. Conservatrice et docteure, elle avait déjà prouvé à Orsay sa volonté de prendre le contre-pied des approches rodiniennes les plus classiques, notamment dans son exposition « Oublier Rodin ». « Les choses ont un peu changé », avance un chercheur. « Depuis, le musée organise une journée annuelle des jeunes chercheurs et des colloques qui proposent une vision un peu alternative. » Autant dire que les espoirs sont élevés concernant la refonte du musée qui rouvrira le 12 novembre prochain à Paris, et que mène actuellement Catherine Chevillot. La jeune génération espérant voir émerger dans le nouveau parcours des problématiques en phase avec l’actualité de la recherche.
Impossible de douter de l’aura qu’exerce encore Rodin face à la foule venue à l’inauguration de son exposition montréalaise ; la plus grande jamais consacrée au sculpteur au Canada. Produite en collaboration avec le Musée Rodin, elle réunit quelque trois cents pièces provenant majoritairement de Paris. Cet ensemble décline le large spectre des matériaux usités par le père du Penseur, tout en préfigurant le futur accrochage du musée français. Axé sur son processus créatif, le parcours analyse ses méthodes de travail et souligne leur dimension profondément expérimentale.
En toute logique, il offre donc une place de choix au plâtre, matériau longtemps dénigré, à tort puisqu’il est le plus représentatif des audaces du démiurge. Une salle entière explore ainsi son goût sans borne pour le modelage, la variation et ses jeux d’assemblage radicaux à partir d’innombrables abatis. De manière didactique, chaque séquence est dévolue à une technique ou un corpus : réductions et agrandissements, bronzes, photographie, dessins, sans oublier les marbres. Outre les œuvres de la rue de Varenne, sont également présentées des pièces canadiennes et américaines. La Main de Dieu, pépite du Metropolitan de New York, ouvre d’ailleurs le bal dans une superbe première salle orchestrée autour du thème de la main. Sa scénographie efficace et son éclairage irréprochable font littéralement palpiter la pierre. Seul regret face à cette démonstration maîtrisée, quelques sections pèchent au contraire par une présentation un brin ampoulée.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Ces femmes qui vouent leur vie à Rodin
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €« Rodin – Métamorphoses. Dans le secret de l’atelier de Rodin »
jusqu’au 18 octobre. Musée des beaux-arts de Montréal, Pavillon Jean-Noël Desmarais. Ouvert tous les jours de 10 h à 17 h. Nocturne le mercredi et les jeudis 1er, 8 et 15 octobre jusqu’à 21 h. Tarifs : 18 et 10,75 €.
Nathalie Bondil, Catherine Chevillot, Sylvain Cordier et Sophie Biass-Fabiani.
www.mbam.qc.ca
« Rodin, le laboratoire de création »
jusqu’au 6 décembre. Musée Rodin Paris. Ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 10 h à 17 h 45. Nocturne le mercredi jusqu’à 20 h 45.
Tarifs : 8,30 et 6,30 €.
Commissaires : Hélène Pinet et Hélène Marraud.
www.musee-rodin.fr
Réouverture du Musée Rodin, le 12 novembre 2015. 79, rue de Varenne, Paris-7e. www.musee-rodin.fr
« Auguste Rodin dans le Zagreb de Meštrović »
jusqu’au 20 septembre. Dans le cadre de « Rendez-vous », festival de la France en Croatie. Pavillon des arts à Zagreb, en Croatie. Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 20 h. Nocturne le vendredi jusqu’à 21 h. Tarif : 6,60 €.
rendez-vous.hr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°682 du 1 septembre 2015, avec le titre suivant : Ces femmes qui vouent leur vie à Rodin