Chaque mois, Pierre Wat raconte un jour dans la vie d’un artiste, entremêlant document et fiction pour mieux donner à voir et à imaginer.
Le jour-là, comme chaque jour, Markus Lüpertz se rend à l’atelier. C’est un nouvel espace, une grande halle envahie par la lumière, et ce matin, enfin, après l’inquiétude initiale due au changement de lieu, il se réjouit de cet emménagement. Il va pouvoir se mettre au travail et c’est avec une sorte d’impatience joyeuse qu’il pénètre dans la halle, vêtu, comme à son habitude, d’un somptueux costume trois
pièces, et coiffé d’un chapeau. Juste avant de pénétrer dans l’atelier, Lüpertz croise le regard un peu étonné d’un passant, visiblement interloqué par une élégance si délibérée, et il songe que, décidément, le dandy est aujourd’hui un personnage provocateur, dans cette pauvre époque de vérité où chacun se plaît à confesser publiquement tout ce qu’il est, jusqu’au plus intime, jusqu’au plus misérable.
Dans l’atelier, Lüpertz songe à la légèreté des petits bozzetti, ces esquisses en terre qu’il façonne pour faire naître des projets de sculptures monumentales. À ce moment-là, une idée lui vient, qu’il dessine en quelques traits : ce sera Mercure, le dieu des voleurs. À côté du dessin, il écrit quelques mots : « Je veux un monument de l’évidence, une sculpture dont la dimension se fonde sur la manie de ne pas admettre une fin, comme si sa hauteur était seulement une erreur capricieuse. » Puis il inscrit la date :
4 novembre 2005.
Deux semaines plus tard, deux bozzetti sont achevés, « sauvages et illustratifs », comme le note l’artiste dans le journal de travail qu’il tient désormais. Tout cela doit s’émanciper, être plus libre, même si quelque chose émerge : une silhouette qui se tient debout, tendue vers l’avant. À la date du 17 novembre, il écrit : « En principe, pour vivre la sculpture, faudrait-il ramper sur sa surface comme un coléoptère. Seul le myope au nez énorme sait comment aspirer la sculpture et sentir la vibration, la pulsation rêvée qui nécessite, enfin, la fonte en bronze. Sculpture, en effet, est un artifice pour aveugles ou pour gens aux yeux révulsés, qui miroitent l’œuvre sur leur âme en l’y préservant pour toujours. »
21 février 2006 : une fois encore, Lüpertz a tout démoli, dans une sorte d’attaque de fureur. Rien n’allait, la jambe sortait faussement du corps, et toutes ses tentatives de distribuer le poids de façon ludique semblaient se détruire les unes les autres, comme si le travail venait moquer l’artiste. Le soir, il écrit : « Je m’en vais le cœur lourd. Il ne s’agit pas d’augmenter le travail, non, mais d’observer la vie dans le même espace que la sculpture, passer du temps avec elle me permet de me rapprocher de la solution. Le dieu muet fait de plâtre dans la pensée me répond et me dirige. »
9 mars : « Tout démoli, tout supprimé, tout l’étage supérieur démoli, tout détruit. Le firmament s’est éteint. »
Après une pause d’une semaine, qui lui semble une attente sans fin, Lüpertz se remet au travail. Non qu’il soit serein, mais parce qu’il trouve dans la fureur et le désespoir une énergie plus créatrice que dans le doute et la recherche de forme. À coups de hache, il attaque le plâtre, faisant surgir le squelette d’acier et, avec lui, un élan nouveau. Le
20 mars, il note ces quelques mots : « Quand on blesse dans l’espoir de la perfection, alors on voit la lumière et l’on sait continuer. » Ce soir-là, en quittant l’atelier il se dit, en regardant le ciel qu’enflamment les derniers rayons du soleil, qu’au mois d’août sa sculpture devrait être achevée.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Le jour où Lüpertz a sculpté Mercure
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €du 17 avril au 19 juillet 2015. Musée d’art moderne de la Ville de Paris, du mardi au dimanche de 10 h à 18h, le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 7 et 10 €.
Commissaire : Julia Garimorth.
www.mam.paris.fr
Markus Lüpertz,
Le Dieu des voleurs, Jannink, 2006.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Le jour où Lüpertz a sculpté Mercure