Art ancien

Nicolas Poussin - Éliézer et Rébecca

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 14 avril 2015 - 1236 mots

PARIS

Sise au Musée du Louvre, une exposition magistrale revient sur la dimension sacrée, et longtemps négligée, de l’œuvre de Nicolas Poussin (1594-1665). Décryptage avec un chef-d’œuvre du maître.

Il y a trois cent cinquante ans, Poussin mourait. En la basilique de San Lorenzo in Lucina, ce jour de novembre 1665, Rome enterrait l’un des plus grands peintres contemporains, isolé, adulé et jalousé. La France, elle, pleurait son Premier peintre du Roi, celui-là même qui, pour fuir les querelles de cour et les souterrains de l’intrigue, avait préféré revenir dans une Ville Éternelle obsédante, la faute à ses formes antiques hébergées comme à son incomparable rayonnement religieux. Avec ses deux rives, profane et sacrée, Rome invitait à relire Ovide, mais aussi la Bible. Quitte à entretisser les récits, subtilement.

« Un tableau agréable »
Dans le précieux récit qu’il fit de la vie de Poussin (1666-1688), Félibien nous rappelle que l’artiste, avec la toile Éliézer et Rébecca (1648), réalisée prétendument sous les yeux de son biographe, entendait délaisser la manière triste des Sept Sacrements, commandés par Paul Fréart de Chantelou, et ce avec un « tableau agréable et gracieux, rempli […] de plusieurs filles dans lesquelles on pût remarquer différentes beautez ». Dont acte, avec ce tableau de chevalet, peint pour le banquier Jean Pointel, qui souhaitait là posséder une œuvre susceptible de rivaliser avec la Vierge cousant (vers 1609) de Guido Reni, acquise par le cardinal Mazarin.

S’inspirant de la Genèse (XXIV, 1-45), Poussin relate l’histoire selon laquelle Abraham, désireux de marier son fils Isaac à une fille originaire de Chaldée, envoie à Nakhor son fidèle serviteur Éliézer, afin de trouver l’élue. Dieu confie à ce dernier que la fille destinée à Isaac se désignera en lui offrant à boire, ainsi qu’à ses chameaux. La scène ici choisie représente Éliézer offrant à Rébecca – la jarre à ses pieds – deux bracelets et un anneau en gage de l’union de la Chaldéenne et d’Isaac.

Immédiatement perçue comme un sommet du genre, où s’entremêlent des références subtiles et des options savantes, cette œuvre pleine d’une douceur recueillie fut acquise par Richelieu dès 1660, puis entra dans les collections du roi en 1665, avant d’être ardemment commentée dès 1668 à l’Académie, preuve de son étourdissante fortune iconique et de son incommensurable richesse, celles-là mêmes que Louvre pénètre aujourd’hui à la faveur d’une docte exposition. Un retour en grâce, donc.


1 Le temps nuptial
Centrales, et centrées, les mains d’Éliézer offrent à Rébecca les bijoux destinés à sceller l’union à venir – celle de son maître Isaac, fils d’Abraham, et de la splendide Chaldéenne. Deux bracelets et un anneau : tel est le gage de l’amour, à la fois simple et somptueux, évoqué par la Genèse. S’il s’agit bien de la représentation traditionnelle d’un mariage – Poussin venait d’en achever une pour sa seconde série des Sept sacrements (1647-1648) –, cette scène matrimoniale préfigure également l’union spirituelle du Christ et de Marie, et plus généralement de l’Église, ainsi que les textes contemporains envisageaient de l’interpréter, dans un contexte de Contre-Réforme. Les présents sont ceux de l’amour, certes, mais aussi ceux de la foi et de la charité, celles qui président à la fidélité de la tendre épousée comme du croyant dévoué. Par ailleurs, cette confrontation entre Éliézer et Rébecca, entre un être porteur d’une nouvelle bienheureuse et un récipiendaire surpris, n’est pas sans évoquer le thème de l’Annonciation. Preuve de l’extrême polysémie de la peinture poussinienne, laquelle cristallise des lectures nombreuses et superposées.

2 Le puits marial
D’une rigueur infaillible, Poussin compose méthodiquement chacune de ses toiles. Sa connaissance éprouvée des textes bibliques ne laisse rien au hasard. Tout fait signe, tout fait sens. Mais il s’agit moins d’être docile que diligent : l’artiste peut s’autoriser des licences – ainsi l’absence de chameaux évoqués dans la Genèse, celle-là même qui donna lieu à une discussion enflammée entre Charles Le Brun et Philippe de Champaigne, à l’Académie, en 1648, le premier rétorquant au second, perplexe devant cette omission, que lesdits animaux eussent débauché l’œil du spectateur. À cet égard, la taille superlative du puits eût été disproportionnée si, en réalité, elle n’avait permis à Poussin de symboliser la Vierge, laquelle est souvent associée à l’eau dans les textes contemporains. « Fontaine des jardins du verger mystique de l’Église » pour les uns ou « vraie source des grandeurs » pour les autres, Marie donne lieu à une profusion de métaphores aquatiques, comme s’en souvient le peintre en exagérant l’importance du puits, auquel il confère une forme circulaire identique à celle de l’anneau, et en multipliant les jarres comme autant de redites visuelles. Implacable.

3 Le chœur féminin
Parmi les femmes affairées autour du puits, seule une – Rébecca, préfiguration de la Vierge – viendra à Éliézer pour être élue et, ainsi que le trahit son geste de la main droite portée sur la poitrine, à jamais reconnaissante. Geste qui, par ailleurs, renvoie à celui de Marie acceptant l’annonce de l’Enfant futur, de l’Incarnation à venir. Il n’en demeure pas moins que ces femmes, au nombre de douze – un chiffre qui pourrait évoquer les douze étoiles sertissant la couronne de la Vierge –, sont les auxiliaires nécessaires de l’histoire religieuse. Certes, par leurs gestes éloquents et par leur disposition méticuleuse, elles créent une eurythmie subtile, de nature formelle. Mais la couleur de certaines étoffes, qui reprend le « bleu cru » (Lévi-Strauss) de la robe de Rébecca, ne permet-elle pas d’insister sur une iconographie mariale déguisée, à la manière de ces nombreux vases permettant de faire circuler l’eau et, avec elle, le message divin ? Et si l’une des femmes, tenant une amphore sur sa tête, fixe le spectateur, le défie même, n’est-ce pas afin de le détromper, de lui rappeler qu’elle est bien plus qu’une jeune fille puisant de l’eau, mais le témoin, comme lui, d’un épisode sacré ?


4 L’œil divin
Poussin prémédite chacune de ses toiles. Le rythme y est toujours imparable, la scansion parfaite. Les gestes élégants, tout en musique, dessinent des volutes auxquelles répondent les lignes, verticales et horizontales, des linéaments architecturaux. Le monde est un gigantesque canevas orthonormé dans lequel viennent s’intégrer, de surcroît, le secret et le silence. Il y a un ordre du monde, cela est certain. Et manifeste. Tangible. Ainsi cet étrange pilier, coiffé d’une grosse boule de pierre, qui paraît toiser la scène de son mystère. Comment envisager cet élément qui eût été un intrus si Poussin n’avait été, au contraire, le peintre de l’Infaillible ? Il faut, là encore, se référer au texte et à sa glose pour comprendre qu’il s’agit, ni plus ni moins, de l’œil de Dieu, de cette Fortune-Providence qui, surplombant le monde sensible, mène les êtres, engage les destinées et rompt les contingences. Cette lourde sphère énigmatique, que l’on croirait sortie de quelque fantaisie de Piranèse, de Ledoux ou de Redon, n’est autre qu’un globe divin – oculaire et céleste – destiné à signifier combien cette scène ressortit au sacré, combien l’ici-bas s’ébroue sous l’œil de l’En-Haut.

Repères

1594
Naissance aux Andelys en Haute-Normandie

Vers 1623
Travaille avec Philippe de Champaigne au décor du palais du Luxembourg

1624
Il parvient enfin à destination lors de son troisième voyage entrepris vers Rome

Vers 1640
Poussin accepte de revenir en France où il est nommé Premier peintre du Roi. Il supervise les travaux du palais du Louvre avant de repartir définitivement en Italie

1665
Mort à Rome

« Poussin et Dieu »

Jusqu’au 29 juin 2015. Musée du Louvre. Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de 9 h à 18 h. Nocturne le mercredi et vendredi jusqu’à 21 h 45. Tarif : 13 €. Commissaires : Nicolas Milanovic et Mickaël Szanto.
www.louvre.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Nicolas Poussin - Éliézer et Rébecca

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