Maria, alias Marthe, qui a échafaudé un faux récit sur ses origines, a été le grand amour de Pierre Bonnard, qui n’a cessé de la peindre au mépris des conventions sociales et académiques.
Un vrai roman. L’histoire de Maria Boursin, alias Marthe de Méligny, modèle favori et épouse de Pierre Bonnard durant quarante-neuf ans, relève ni plus ni moins du roman. Plus exactement du mythe, au sens où la muse du peintre a échafaudé tout un récit relatif à ses origines dont elle n’a dévoilé à l’artiste que très tardivement qu’il était inventé de toutes pièces. Si « l’amour est aveugle », paradoxalement il aura du moins permis au peintre de brosser sans doute la part la plus lumineuse de son œuvre. C’est près d’un millier de tableaux que Bonnard nous a laissés figurant sa femme Marthe, dont toute une série sur le thème de sa toilette. Qu’en est-il donc de cette histoire ? Elle est celle d’une jeune femme éminemment mythomane, née en 1869 à Saint-Amand, dans une famille d’origine modeste, sa mère étant couturière-lingère et son père menuisier. Orpheline de ce dernier à huit ans, Maria se retrouve vivre à Paris en 1891 avec sa sœur Adèle. Elle y travaille chez un fleuriste. Elle décide alors de changer d’état civil et se fait passer pour quelqu’un issu d’une vieille lignée italienne, empruntant le nom de Marthe de Méligny.
Variations infinies à la toilette
La rencontre avec Bonnard, membre actif du groupe des Nabis, a lieu deux ans plus tard, le peintre sauvant la jeune femme d’un malheureux accident d’omnibus. Très vite, une relation s’installe entre eux et Maria, alias Marthe, intègre le milieu artistique de l’époque. Sensible à ses charmes, Bonnard en tombe amoureux et s’en entiche au point d’en faire son modèle privilégié. Leur amour est passionnel, voire fusionnel, et Bonnard en est proprement aveuglé. Il ne peut résister à la simplicité de Marthe, à sa beauté, à sa naïveté et, surtout, à ce goût de la liberté qu’elle affiche en tout. Sans qu’il sache donc, pendant près de trente ans, la vérité de ses origines, jusqu’au jour de leur mariage, en 1925, elle paraît à ses yeux la compagne idéale, sa muse. Et de fait, Marthe l’aura inspiré, lui aura donné l’occasion d’accomplir la part la plus importante de son œuvre.
Le motif de la toilette dont le peintre déclinera tout au long de sa vie une impressionnante quantité de variations lumineuses et colorées le conduit à réussir un tour de force : libérer la peinture sans jamais renier l’idée de sujet, a contrario même de l’histoire de l’abstraction. L’œuvre de Pierre Bonnard qui est adossée à ce thème est l’expression même de la dynamique qui hante la fin du XIXe siècle au regard de cette problématique, engagée respectivement par Van Gogh et Gauguin. Son appartenance au groupe des Nabis en double le propos d’une dimension sociologique au regard d’une illustration de la vie au quotidien, comme le réalisme l’a introduite en peinture et comme la bourgeoisie arrivée au pouvoir le réclame des peintres pour s’assurer d’une inscription dans l’Histoire.
Des scènes de tub à celles de la baignoire, Pierre Bonnard se saisit des thèmes du bain et de la toilette dans une relation directe au réel et dans cette qualité de l’intime qui concourt au dévoilement du privé. À la différence de Manet encore tenu par les convenances de son époque, il ne cache pas l’identité de son modèle, dont on sait qu’elle est sa compagne. Au fil du temps, de la peinture et de ses tableaux, il en transcende l’identité et en dépasse la triviale nudité pour sublimer le banal. Sa palette aux couleurs vives et lumineuses en fait l’un des principaux acteurs de l’art moderne et un représentant éminent du courant arcadien.
Une maîtrise absolue de l’espace
Photographe, Pierre Bonnard nous a notamment laissé de nombreux clichés figurant Marthe à sa toilette. Ceux-ci en disent long des rapports de cadrage entre sa vision de la réalité et la singularité de ses compositions peintes. Ainsi de ce magnifique tirage de Marthe au tub de 1908 qui saisit sa compagne en train de s’éponger, accroupie dans un tub pour partie masqué par le flou d’une serviette au premier plan, la faisant émerger de celui-ci au beau milieu de l’image comme une Vénus contemporaine, sur le fond décrit de sa salle de bains. En peinture, l’artiste ne cesse pareillement d’organiser des mises en espace qui déclinent toutes sortes de jeux de contre-plongée, de réflexion, de fragmentation, représentant son modèle nu de face, de dos, de trois quarts, coupé en deux dans un miroir, vu de haut, de côté ou par le bas, etc. Conservée au Musée d’Orsay, La Toilette (1908) en est une éclatante illustration. Bonnard possède une maîtrise absolue de l’espace, d’une rare sobriété, témoignage de l’incroyable liberté qu’il a acquise au fil du temps au regard des contraintes de l’académie. Il entraîne le regard à la perte de tout repère spatial en multipliant les surfaces colorées du décor dans lequel il pose son sujet. C’est le plus souvent un véritable patchwork de motifs plus ou moins géométriques qui viennent contrecarrer la figure simplifiée du corps tout en ramenant le plan du tableau en surface.
Plus volontiers active jusque dans les années 1920, pour ce que tant les gestes de soin du corps et l’usage du tub impliquent de mouvements souvent contraints – ainsi de Nu aux bas noirs (1893-1900) ou de Nu accroupi au tub (1908) –, la figure de la baigneuse présente parfois des postures au bord de l’équilibre. Celles-ci déterminent alors comme une chorégraphie qui n’est pas sans rappeler les petites figurines en terre cuite de Degas des années 1910. En revanche, dès lors que Bonnard traite du thème de la toilette à l’appui du motif de la baignoire, ses tableaux gagnent une statique certaine qu’augmente sa façon d’opérer une osmose entre les différents éléments qui les composent, de jouer des correspondances entre les sensations et de créer finalement une atmosphère de rêve. Le Nu à la baignoire (1931) du Musée national d’art moderne, aux tonalités contrastées, les unes glacées de blanc et de gris bleuté, les autres relevées de jaune et de rose, crée une troublante fusion des volumes. Ce faisant, le souhait du peintre vise à restituer à la peinture l’une de ses qualités premières, la dimension émotionnelle de la couleur.
1867 Naissance à Fontenay-aux-Roses (92)
1889 Après l’Académie Julian, il est reçu aux beaux-arts de Paris. Il rejoint le groupe des Nabis fondé par Sérusier
1912 Séjour dans le Midi aux côtés d’Henri Manguin, Paul Signac et Auguste Renoir
1923 Début d’une série de nus à la baignoire
1939-1945 Séjour au Cannet où il retrouve Matisse
1946 Bonnard participe à l’exposition « Le Noir est une couleur » à la Fondation Maeght, avant son décès le 23 janvier 1947
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Bonnard, Marthe et la salle de bains
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Bonnard, Marthe et la salle de bains