Responsable
Ce n’est pas le dessin du Charlie Hebdo du 14 janvier, celui des survivants, qui aura fait le plus parler, et pour cause : il n’est pas drôle. Il représente Plantu, le dessinateur du journal Le Monde, tenant une pancarte « Je suis Charlie, mais… » Il n’est pas drôle, « mais… » il sonne terriblement juste, puisqu’il annonce, une semaine après les attentats, le débat en train de naître sur la place de la caricature en France et, plus largement, dans le monde.
Peut-on ou non caricaturer Mahomet ? Et fallait-il recommencer à le faire ? Qu’en est-il de la responsabilité des dessinateurs ? Comme de celle des artistes ? Peut-on tout dessiner, tout peindre, tout dire, au nom de la liberté d’expression ? Autant de questions qui se posent depuis l’affaire des caricatures danoises fin 2005, mais qui, depuis le 7 janvier, prennent une dimension nouvelle en divisant en deux camps les dessinateurs de presse : le camp Plantu, qui incarnerait la position du journaliste « responsable », usant de l’allégorie et prenant mille précautions pour représenter les religions ; et le camp Charlie Hebdo, « journal irresponsable », qui ne s’imposerait aucun interdit pour défendre ses idées au risque, parfois, de glisser dans le militantisme… Pourtant, le sujet est plus complexe que d’un côté les responsables et, de l’autre, les irresponsables, le bien et le mal. « Je refuse le manichéisme qui voudrait que ceux qui dessinent le Prophète soient plus courageux, et que ceux qui ne le font pas soient plus responsables », explique Ali Dilem dans nos pages, que l’on ne peut pas suspecter de lâcheté. Car, après tout, poursuit le dessinateur algérien, « personne [n’est] naturellement contre la liberté d’expression, ou plutôt “sa” liberté ». Problème, quel tour « sa » liberté prend-elle quand, avec Internet, un dessin peut se retrouver partagé par des millions de personnes en quelques clics ? Un dessin, c’est un « raccourci », explique Yan Lindingre, rédacteur en chef de Fluide glacial, et c’est pourquoi il est plus insaisissable que des mots. Mais un raccourci qui, sorti de son support et de son contexte, prend le risque d’être incompris, prévient Ali Dilem. Si un dessin vaut mieux qu’un long discours, nous n’avons jamais eu autant besoin du discours pour expliquer ce qu’est un dessin.
Responsabilité
Mais déjà un autre risque apparaît à la suite des attentats des 7, 8 et 9 janvier, celui de l’autocensure, des créateurs d’abord – qui abordent ce sujet dans notre dossier consacré à la place de la caricature en France –, mais aussi des institutions, cette autocensure dite « préventive », bien plus inquiétante aujourd’hui que la censure. Le retrait en janvier de sa base de données par le Victoria & Albert Museum de Londres d’une affiche représentant Mahomet en est un symptôme, comme la polémique apparue autour de l’œuvre Silence de Zoulikha Bouabdellah présentée dans l’exposition « Femina » à Clichy. L’artiste, qui apporte dans les pages qui suivent sa réflexion, a finalement décidé de retirer son œuvre, non par « peur », explique-t-elle sur le site Médiapart, mais parce que la municipalité n’a pas su, ou pas voulu, assumer l’œuvre.
« La liberté d’expression ne consiste pas seulement à dire, mais aussi à expliquer ce que l’on dit et pourquoi on le dit – et à accepter la critique », écrit Zoulikha Bouabdellah. Expliquer, enseigner, exposer… « La France serait-elle donc devenue un pays où la vue d’un tapis et d’une paire d’escarpins pose problème ? » Ce serait une défaite pour la liberté d’expression.
Après l’émotion, place à la réflexion. Je remercie les spécialistes, les dessinateurs et les artistes qui ont contribué à la réalisation du dossier sur « La place de la caricature en France, hier et aujourd’hui » : Adel Abdessemed, Zoulikha Bouabdellah, Frédéric Pajak, Picha et Bertrand Tillier. Mais aussi Ali Dilem (qui nous a autorisé à publier le dessin reproduit sur cette page), Philippe Geluck (dont le tout dernier tableau représentant le Chat en saint Sébastien fait la couverture de L’Œil), Yan Lindingre et tous les dessinateurs de Fluide glacial, qui fêtent en 2015 les 40 ans du magazine et qui, par leur humour, enrichissent le débat.
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : Responsable, responsabilité