À Paris, le Musée du quai Branly lève le voile, à travers quatre cents chefs-d’œuvre prêtés par l’État mexicain, sur le système de pensée du monde maya et son idéologie militaro-sacrificielle, tandis qu’à Genève, le tout nouveau Musée d’ethnographie plonge le visiteur dans l’univers chamanique et spectral de leurs exacts contemporains : les Mochicas.
Que ne fantasme-t-on encore sur les Mayas ! Pas un magazine en mal de sensationnel qui ne s’extasie périodiquement sur la découverte archéologique d’une de leurs cités enfouies au cœur de la jungle, ne proclame percer le déchiffrement de leur écriture ou de leur calendrier, la raison de leur « mystérieuse » disparition… Loin de ces affabulations un brin « romantiques », l’exposition du Musée du quai Branly met à mal un certain nombre de clichés tenaces, tord le cou à certains mythes. Certes, ces habitants des régions actuelles du Guatemala, du Belize, des franges occidentales du Honduras et du Salvador, des États mexicains du Campeche, du Yucatán, du Chiapas et du Tabasco créèrent une civilisation profondément originale et d’un raffinement extrême, mais ce tableau idyllique se doit d’être nuancé. Peuple guerrier, les Mayas obéissaient, comme bien d’autres civilisations de Méso-Amérique, à une idéologie militaro-sacrificielle dans laquelle le désir de puissance et d’expansion figurait au premier plan. Tout entier dominé par la figure obsessionnelle du souverain, leur art demeurait profondément religieux. Quant à leur prétendu « âge d’or », il fut d’une remarquable brièveté, autour des VIIe et VIIIe siècles de notre ère…
L’art maya, une esthétique de la domination
Comme l’a très bien expliqué l’anthropologue français Christian Duverger, le monde maya ne s’est pas éveillé à la civilisation dans l’autarcie, mais sous la poussée des peuples méso-américains environnants. Autour de 650-800 de notre ère, « les grands sites connaissent alors une seconde vie ; ils croissent et essaiment à un rythme effréné. La dense forêt tropicale se trouve colonisée par d’innombrables groupes conduits par des chefs de bande aspirant au pouvoir. Ces tribus défrichent, bâtissent, sculptent, érigent à l’imitation des grandes cités. Chacun veut imprimer sa marque, créer un style, forger des mythes, enraciner sa légitimité. Chacun redouble d’imagination, d’effort et de sens artistique […]. Ce n’est pas un brusque changement de la population qui a provoqué ce fourmillement, c’est l’idée que l’on se fait de la vie qui a changé. Les Mayas sont entrés en lice pour conquérir la suprématie en Méso-Amérique » (La Méso-Amérique, Flammarion, 1999). Bigre ! Combien semble soudain obsolète la vision édénique d’une civilisation maya faite de nonchalance tropicale et de sensualité ! Il suffit, pour s’en convaincre, de scruter ces effigies de prêtres ou de dignitaires détachant leur beau profil busqué au creux du stuc ou de la pierre. Comme chez bien d’autres peuples de Méso-Amérique, l’art maya est une esthétique de la force et de la domination. Seule ou accompagnée de serviteurs, de captifs ou d’ancêtres, la figure du roi s’impose, écrasante, obsessionnelle. Elle s’étale sur les linteaux comme sur les crêtes faîtières, sur les flancs des céramiques comme sur les fresques chatoyantes des palais. L’explication de ce culte effréné de l’image obéit à des impératifs strictement religieux. Placé sous la protection de l’astre solaire, le roi maya est un souverain omnipotent. Puissance cosmique, il est celui qui doit assurer la survie de son peuple. Chef des guerriers, il s’expose aux périls et porte les armes (lance et bouclier) à la main, n’hésite pas à capturer ses ennemis en les saisissant par les cheveux. Le but essentiel de la guerre n’est-il pas d’obtenir inlassablement de nouvelles victimes pour les sacrifices ? À l’image du roi-guerrier, se superpose ainsi celle du roi-prêtre chargé d’offrir aux puissances invisibles de l’au-delà le sang humain, celui des autres comme le sien. Particulièrement bien illustrée par le très beau panneau en calcaire de Palenque qui ouvre l’exposition du quai Branly, cette pratique de l’autosacrifice par mutilation – le souverain maya n’hésitait pas à se scarifier, à se percer les oreilles, la langue ou le pénis… – fait également partie de ses attributions.
Le souverain maya, un petit monde en soi
En temps de paix, les responsabilités du souverain maya sont tout aussi écrasantes : il porte sur ses épaules la bonne marche de l’univers. C’est à lui qu’il incombe d’effectuer les rites destinés à faire tomber la pluie, génératrice de bonnes récoltes. Lors des fêtes célébrant les fins de katun (ou cycle de vingt ans), le roi est figuré la main ouverte, laissant échapper de petites perles qui, pour certains spécialistes, seraient des grains de maïs ou d’encens, voire des gouttes de son propre sang. Selon le grand américaniste Claude-François Baudez, c’est le corps même du souverain qui est perçu, aux yeux des Mayas, comme un microcosme. Sa coiffure de plumes renvoie ainsi à l’oiseau, incarnation du soleil diurne. Le jade qu’il porte à profusion à travers ses ornements d’oreilles, ses colliers, ses pectoraux et son masque funéraire qui l’accompagnent jusque dans la tombe, symbolise, quant à lui, l’eau fécondante et la régénération de la nature, de la végétation et de la vie. Parée de symboles célestes, sa ceinture établit la division entre le haut et le bas de ce véritable « cosmogramme ». Enfin, sa jupe en jaguar et le masque de félin qui orne son pagne penchent immanquablement du côté du soleil nocturne et du monde inférieur…
À bien des égards, l’architecture grandiose et démesurée des pyramides et des palais (dont l’exposition ne peut suggérer que timidement la splendeur des décors) apparaît, elle aussi, comme la manifestation de ce pouvoir dynastique théâtralisé. Mais c’est sans doute l’art de la stèle qui demeure l’expression la plus aboutie de la civilisation maya. Une seule cité comme Calakmul en dénombrait cent treize ! Les artisans mayas se montrèrent, en outre, d’extraordinaires virtuoses dans la confection de petites pièces taillées dans le bois, le jade, le coquillage, l’os ou le stuc. Découvertes dans les tombes des hauts dignitaires, les plus belles pièces trahissent un raffinement exquis : « masques » funéraires composés de multiples tesselles assemblées entre elles, colliers, pectoraux ou pendentifs destinés à rehausser le prestige du défunt, « portraits » de dignitaire d’un humanisme troublant. Le plus grand choc visuel de l’exposition naît, cependant, de cet extraordinaire cortège de figures de terre cuite dont la variété des costumes et des poses le dispute à la fraîcheur de la polychromie. Dignitaires engoncés dans leurs lourdes parures, guerriers en tenue de parade militaire, femmes penchées sur leur métier à tisser, mères assises en tailleur portant leur bébé à califourchon sur la hanche, tous composent un portrait infiniment vivant de la société maya. Aux antipodes de la froide et macabre idéologie des instances dirigeantes…
Poulpes, araignées et hommes-jaguars : l’art halluciné des Mochicas
Deux mille kilomètres séparaient seulement les Mayas des Mochicas, et l’on a peine à croire qu’ils ne nouèrent aucun contact, tant leurs élites s’entouraient du même faste et pratiquaient la même dérive sacrificielle. S’ils ne connaissaient pas l’usage de la roue, de la monnaie ou de l’écriture, ces souverains établis sur la côte nord du Pérou développèrent, entre le Ier et le VIIIe siècle de notre ère, un système de pensée extrêmement sophistiqué dont le caractère « macabre » à nos yeux d’Occidentaux n’a rien à envier à celui des élites de Méso-Amérique ! Au sein de leurs centres cérémoniels et urbains, s’activait ainsi une foule de tisserands, de céramistes et de métallurgistes qui réalisaient à foison les pièces (diadèmes, bijoux, armes) destinées à célébrer le pouvoir des classes dirigeantes. Mais, au-delà de la somptuosité des matériaux (or, argent, cuivre, turquoise), c’est la dimension onirique – pour ne pas dire cauchemardesque ! – du répertoire iconographique qui défie l’entendement. Empruntant aux différents règnes animal et végétal, naissent ainsi des êtres composites et inquiétants, souvent engagés dans des activités violentes. Parfois, un attribut perturbe le regard, brouille les catégories visuelles : des crocs jaillissent des bouches, des rides balafrent les joues, une araignée se pare d’un visage humain. Dans ce monde aux contours mouvants où tout n’est qu’incessantes métamorphoses, une figure domine : le chaman, seul être capable de nouer le dialogue avec les forces de l’Invisible. Mais, là encore, le sang est une offrande salutaire qui nourrit et apaise les élites comme les esprits de l’au-delà. Un sentiment d’horreur et de folie envahit alors cet art de la transe et de l’hallucination, qui n’a rien à envier aux plus noires compositions d’un Goya ou d’un Odilon Redon…
C’est le genre d’événement qui marque à jamais la vie d’un chercheur. Comme celle du Trésor de Sipán par Walter Alva en 1987, la découverte, en 2008, de la tombe royale du « Seigneur d’Ucupe » à Huaca el Pueblo par Steve Bourget et Bruno Alva Meneses (le fils du célèbre archéologue péruvien) constitue un événement d’une importance capitale. Outre la splendeur des pièces (parmi lesquelles 170 objets en or, argent et cuivre doré exposés pour la première fois hors du Pérou), c’est toute la complexité des rites d’inhumation qui se trouve réévaluée. Accompagné de trois autres individus (deux hommes et une femme enceinte de six mois), le « Seigneur d’Ucupe » — décédé probablement à l’âge de vingt ans — effectuait ainsi son dernier voyage accompagné d’un bagage funéraire d’un luxe inouï (vases en céramique, masques aux grandes prunelles hypnotiques…) reflétant son prestige et son rang. Admirablement restauré, cet ensemble exceptionnel constitue, assurément, le clou de l’exposition genevoise.
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Mayas et Mochicas, un troublant face-à-face !
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Abonnez-vous dès 1 €« Les Mayas. Un temps sans fin », jusqu’au 8 février. Musée du quai Branly. Ouvert le mardi, mercredi et dimanche de 11 h à 19 h ; le jeudi, vendredi et samedi de 11 h à 21 h. Tarifs : 9 et 7 €. Commissaire : Mercedes de la Garza. www.quaibranly.fr
« Les Rois mochica. Divinités et pouvoirs dans le Pérou ancien », jusqu’au 3 mai. Musée ethnographique de Genève (Suisse). Ouvert du mardi au dimanche de 11 h à 18 h. Tarifs : 12 et 8 €. Commissaire : Steve Bourget. www.ville-ge.ch/meg
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°675 du 1 janvier 2015, avec le titre suivant : Mayas et Mochicas, un troublant face-à-face !