La lauréate du Prix Duchamp 2007 aurait pu représenter la France à Venise en 2015, mais le comité de sélection en a décidé autrement. Elle n’en poursuit pas moins son chemin à l’international.
« Un caisson en médium, deux tables vertes et une table marron en formica, trois banquettes en skaï vert, quatre caméras de surveillance, six caddies à roulettes, vingt-huit barres métalliques, cinq petits néons, cinq starters, trois transformateurs, cinq miroirs rétroviseurs, deux mini amplis, cinq tuyaux en mousse, cinq rondelles en métal noir, neuf cadenas, six ensembles de clefs pour cadenas, cinq cordes noires, dix écouteurs de walkman, une mini radio. » Cet inventaire à la Prévert n’est autre que la description de la fiche technique de l’œuvre intitulée Polder, datée 2001, que Tatiana Trouvé a présentée à la Fondation Ricard cette année-là et qui lui a valu de se voir décerner le prix éponyme. Qualifiée encore d’« œuvre en trois dimensions » et d’« installation mixte », elle est à la parfaite mesure du travail de l’artiste – à savoir, comme elle dit, « la mise en forme d’espaces hybrides à habiter mentalement ». Le Palais de Tokyo en 2002, le Centre Pompidou en 2008, le Migros Museum de Zurich en 2009, le Kunsthaus de Graz en 2010, la Punta della Dogana à Venise en 2011, enfin le Mamco à Genève cet été : en quelques années, Tatiana Trouvé s’est imposée comme l’une des figures les plus prospectives de la scène artistique internationale.
Une œuvre polyglotte
Née à Cosenza en Italie en 1968, Tatiana a passé son enfance à Dakar pour se retrouver à Paris au début des années 1980, puis intégrer en 1985 la Villa Arson de Nice. Christian Bernard – l’actuel directeur du Mamco – qui prend alors la direction de l’établissement niçois raconte comment elle lui est apparue faire partie d’emblée de toute une équipe d’artistes en devenir au nombre desquels figurent notamment Philippe Ramette, Pascal Pinaud, Dominique Figarella, Ghada Amer, etc. Son attention est très vite attirée par le duo que cette dernière forme avec Tatiana Trouvé, toutes deux installées dans un atelier au fond de la villa. « Leur forme d’autonomie, l’usage qu’elles faisaient de matériaux singuliers, leurs pratiques – telle que la couture – m’intriguaient au plus haut point, se souvient l’ancien directeur. J’ai très vite pensé qu’elles avaient de sérieuses potentialités. Ce qui m’a frappé, c’est comment Tatiana a mis en place aussitôt les rudiments de son art.
Il fallait que rien ne soit en dehors de son travail dont la matière première était sa propre existence de jeune femme artiste. » En bon pédagogue soucieux de l’avenir de ses ouailles, Christian Bernard aspirait à ce que celles-ci, passé leur diplôme, ne restent pas à Nice mais aillent se confronter au monde extérieur. Dans cette perspective, la Villa Arson avait développé un programme d’échange de résidences d’étudiants – dit « l’Atelier 63 » – à Haarlem, aux Pays-Bas. « J’ai tout fait pour convaincre Tatiana d’y aller et elle y a passé deux ans, de 1990 à 1992. Longtemps, elle m’a littéralement haï mais, en vérité, cela a été très bénéfique pour elle parce qu’elle a eu l’occasion de se frotter au contexte international. Finalement, elle ne m’a pas caché sa reconnaissance et je suis très heureux aujourd’hui de lui avoir mis le pied à l’étrier. »
Tout en développant sa démarche sur le terrain tant du dessin que de l’installation, les résultats ne se sont d’ailleurs pas fait attendre quand bien même, selon Christian Bernard, « le travail de Tatiana est un travail à long terme, qu’elle développe palier par palier. Elle a inventé non des concepts mais des notions en donnant un nom aux choses qu’elle a élaborées, comme le Bureau d’Activités Implicites – le B.A.I. – ou les Polders. » De retour à la Villa Arson en 1997, pour y exposer cette fois, elle présente tout un ensemble de modules – Module d’attente mais aussi Module administratif, Module de grève, etc. – qui sont toutes sortes d’hypothèses d’œuvres, futures ou antérieures, destinées à produire des pensées. « L’œuvre procède chez elle, note alors Catherine Perret, d’une mise en attente, d’une certaine manière de mettre le temps en gage, de miser sur une durée, comme si ce temps ou cette durée n’étaient pas acquis par principe et a priori. » Christian Bernard relève pour sa part que l’artiste entretient « un rapport au temps et au monde qui est construit avec le langage. » Cette relation à la langue est en effet fondamentale au sens où Tatiana Trouvé, du fait d’une biographie nomade, parle aussi bien l’italien et le français que l’anglais et le wolof.
Une spectaculaire pauvreté
Au dessin, Tatiana Trouvé a toujours accordé une attention plus particulière. « Une grande partie de son travail, c’est du dessin dans l’espace, relève Catherine Millet, écrivaine et directrice de la rédaction de la revue Art Press. C’est une manière pour elle de définir un espace comme au trait. S’il m’est arrivé de lui dire que cela me faisait penser parfois au travail de Richard Hamilton, j’ai rédigé un texte pour l’un de ses catalogues et je suis partie d’une analogie avec Le Grand Verre de Duchamp, pour ce qu’il en est dans son travail d’une construction mentale de l’espace. » Une référence que cite aussi Christian Bernard. Comme son aîné, si Tatiana Trouvé use volontiers de matériaux pauvres et compose avec le peu, elle organise des dispositifs qui sont ouverts, quelque peu complexes, mais qui laissent le regardeur faire l’œuvre.
Dès lors qu’elle a rencontré le travail de l’artiste, Catherine Millet ne cache pas qu’elle a été d’emblée séduite par ses Polders, « ces sortes d’espaces où se concentraient énormément de données sur sa propre vie, surtout quand on sait ce que je fais moi-même dans mon propre travail. » Ce qui l’a aussi immédiatement intéressée, « c’était tout ce travail au ras du sol, qui renvoie à l’appréhension du monde quand on est enfant. Question d’échelle. Je trouvais cela très séduisant de devoir s’accroupir pour essayer de voir quelque chose ». À propos de Polders, Tatiana Trouvé – qui reconnaît avoir évidemment emprunté le mot aux ingénieurs hollandais qui ont créé ces terres artificielles – en parle comme des univers hybrides qui ont évolué au fil du temps pour devenir des installations très architecturées s’offrant à voir comme des structures dessinées, voire désossées. « Si mes installations ont le caractère de modèle réduit […], elles ont aussi un caractère qui est tout à fait dessiné. Pour moi, c’est encore une façon de rester dans l’avenir, dans le projet ou dans le futur, dans quelque chose qui est un champ de possible. » Entre maquette et sculpture, « ce sont avant tout, précise-t-elle, des expériences qui sont liées au lieu et non pas des expériences physiques qu’on a avec un lieu ». Son objectif est en fait d’habiter l’espace de façon essentiellement mentale, comme en témoignaient tant Double Bind, au Palais de Tokyo en 2007, que 4 between 3 and 2, à l’Espace 315, au Centre Pompidou, en 2008, après avoir décroché le Prix Marcel Duchamp l’année précédente. Dans les deux cas – ici, un ensemble composite de sculptures fait de rochers recouverts de cadenas et de poids en cuivre, paysages de sel, « boîtes noires » d’espaces, objets hybrides ; là, une restructuration de l’espace en un millefeuille de points de vue et de failles –, elle s’est appliquée à multiplier les hypothèses de parcours et à troubler les logiques de la perception. Catherine Millet dit apprécier chez elle tant cette mesure quasi minimaliste que ce « registre formel très pauvre qui réussit à ouvrir l’espace d’une manière aussi spectaculaire ».
Rigueur et exigence
Il existe un portrait photographique de l’artiste qui date de quelques années et qui la montre en buste, assise devant une simple table en bois brut, le bras droit posé sur celle-ci, l’autre disparaissant entre ses jambes dont on n’aperçoit que le genou gauche replié. Tatiana Trouvé fixe avec attention l’objectif. La main droite tenant entre ses doigts une tasse de thé ou de café, le cheveu long, brun, réparti de part et d’autre de son cou, une large mèche sur le front, elle est vêtue d’un pull vert et d’un jean bleu. Le visage, triangulaire, est très légèrement tourné vers la gauche, créant une dynamique que renforce à la base de l’image la diagonale du plan coupé de la table. Le regard est appuyé, intense. Il paraît se jeter bien au-delà de celui qui la regarde, sans avoir l’air de tenir compte de sa présence, tant elle semble perdue dans ses pensées. Dans le fond de l’image, seules se profilent quelques planches de bois appuyées au mur. Aussi la figure de l’artiste occupe-t-elle puissamment l’espace, à la façon de ces portraits frontaux de la Renaissance sur fond de paysage lointain. Ce portrait est à l’image d’une personne d’apparence douce et fragile, mais toute de volonté intérieure et décidée. Georges-Philippe Vallois qui fut son premier galeriste à la fin des années 1990 – avant qu’elle ne fasse un passage chez Almine Rech pour se retrouver finalement chez Emmanuel Perrotin – garde le souvenir d’une « fille qui savait où elle allait et qui faisait preuve d’une ambition palpable ». Pour Catherine Millet, « elle est tout à la fois une personne extrêmement rigoureuse et exigeante, ce qui pourrait la faire passer pour quelqu’un d’assez froid mais, quand on la connaît, on se rend compte que c’est une personne très chaleureuse et une amie sur laquelle on peut compter. »
La dernière prestation de Tatiana Trouvé cet été au Mamco de Genève a été l’occasion pour Christian Bernard d’accompagner une nouvelle fois la démarche de l’artiste. Réuni sous l’intitulé L’Écho le plus long, l’ensemble des travaux présentés qui parcouraient quasiment les dix dernières années se concentrait sur ce qui structure son travail. Les dessins, magnifiquement mis en espace, les sculptures et les installations fortes d’une réflexion sur la possibilité d’une esthétique syncrétique des avant-gardes post-modernes minimalistes, conceptuelles et arte povera mettaient en exergue ce qui en fait le fil rouge et dont le concept de Bureau d’Activités Implicites est le cœur battant. « Je parle un peu de lui comme si c’était lui le cerveau et moi l’ouvrier. Ou l’employée. J’ai sans cesse des réglages à opérer sur lui, pour que son mécanisme fonctionne. Peut-être qu’un jour il y aura une panne centrale ou un accident et alors le B.A.I sera fini. » C’est qu’il est presque un univers autonome. Au Mamco, l’artiste avait ainsi élaboré, en fonction de l’identité architecturale du lieu qu’elle connaît bien, puisqu’elle y avait déjà exposé voilà dix ans, un nouveau et ample visage de cet univers en perpétuelle métamorphose. Dessins et installations y composaient un monde propre en un va-et-vient entre ces deux formes qui lui est cher. « Tout se passe donc comme si, pour Tatiana Trouvé, non seulement les lieux disposaient d’un inconscient, mais aussi comme si l’espace et le temps présents n’étaient guère plus qu’un fragment d’un espace et d’un temps beaucoup plus étendus », note Christian Bernard, son exégète le plus fidèle.
1968 Naissance à Cosenza, en Italie
1990-1992 Résidence aux Ateliers 63 à Haarlem, aux Pays-Bas
1997 Résidence à la Villa Arson à Nice. Début de son projet Bureau d’Activités Implicites
2003 Exposition collective « Clandestini/Clandestines » à la 50e Biennale de Venise
2007 Lauréate du Prix Marcel Duchamp
2014 Expositions personnelles à Nuremberg, Bonn et Genève. Vit et travaille à Paris.
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Tatiana Trouvé - Habiter les lieux
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°672 du 1 octobre 2014, avec le titre suivant : Tatiana Trouvé - Habiter les lieux