L’ouvrage accompagnant l’exposition consacrée à l’imprimeur Aldo Crommelynck (1931-2008) aurait pu – il aurait dû –, constituer une étude incontournable. Il est un regrettable étai, aussi frêle que fragile.
Il faut le répéter. Ad libitum. L’art ne saurait être une pratique purement aristocratique, loin des coulisses industrieuses, débarrassée des oripeaux de la trivialité. L’art n’est pas une contrée éthérée, plotinienne ou transcendante, mais un territoire fait de sueur et de suie, de poussière et de colle, où se croisent des ouvriers, des manœuvres, des manutentionnaires, des assistants, des aides, tout un régiment d’artisans et de faiseurs susceptibles d’incarner des idées, de les former dans la matière. Passionnantes, car souvent pionnières, sont les études soucieuses de célébrer ces collaborations morganatiques : ici un peintre avec son marchand de couleurs, ou son modèle (Lydia D., éditions de la RMN, 2010), là un sculpteur avec son fondeur, ou son praticien (Rodin, la chair, le marbre, Hazan, 2012). Le présent ouvrage, qui accompagne l’exposition parisienne puis ruthénoise que la Bibliothèque nationale de France et le Musée Soulages réservent à l’imprimeur Aldo Crommelynck, est d’autant plus décevant que son opportunité était incontestable.
Entre Bronzino et Dix
Aldo Crommelynck fut, sa vie durant, un homme de l’ombre. Initié par le maître-imprimeur Roger Lacourière, le jeune homme, selon la fable de l’élève qui dépasse le maître, s’émancipa tôt pour ouvrir son propre atelier, à Montparnasse en 1956. Installé à Mougins dès 1963, près de Picasso, il tira pour le maître quelque sept cent cinquante planches dont la qualité valut pour renommée. Son atelier parisien, ouvert en 1969 rue de Grenelle, devint rapidement incontournable et, métonymiquement, propulsa Paris au rang de capitale de l’estampe.
Avec sa Gitane toujours fumante, avec ses lèvres pincées, non par la gêne mais par la méticulosité, avec ses cheveux trop peignés, avec sa grâce étique et sa taille infinie, Crommelynck était moins maniéré que maniériste, comme sorti du pinceau de Bronzino ou de Dix. Obsédé par la finesse de son métier, avec son air d’horloger maniaque, il fascina plusieurs générations d’artistes qui trouvèrent chez lui une irrésistible diligence. À Paris comme à New York, où l’imprimeur ouvrit un second atelier en 1986, défilèrent Alberto Giacometti, Richard Hamilton, Francesco Clemente, David Hockney ou Dan Flavin. Si cet artisan vétilleux mit un terme à sa carrière en 1999, aucun ouvrage substantiel, en dépit de certaines investigations connexes – la galerie Catherine Houard s’intéressa en 2012 au frère Piero –, n’avait exploré de près cette inimitable « façon Aldo ».
Entre Paris et New York
Broché, d’un format presque carré (22 x 24 cm), l’ouvrage accueille en première de couverture le Périscope (1981) de Jasper Johns. Consacré à l’activité de l’imprimeur entre Paris et New York, le premier texte, d’Emmanuelle Bervillé-Aynard, parvient à donner une vision synoptique de l’activité de Crommelynck et échoue symétriquement à lui donner véritablement corps, et sens. D’une langue austère, souvent maladroite, il juxtapose des idées morcelées auxquelles manque le ciment de l’analyse. Le lecteur peinera ainsi à dépasser les faits, à les articuler afin que resplendissent une technique inégalée et les splendides eaux-fortes et aquatintes, reproduites au cœur du livre. Le reportage photographique, mené dans l’atelier de Crommelynck par Christine Ljubanovic, donne à voir la subtilité comme la complexité d’un métier, scandé par des étapes précises, peuplé de gestes fluides car inlassablement répétés. À ce petit folioscope efficient succède un entretien croisé que Rachel Stella effectua avec trois assistants de l’imprimeur. Moins lapidaire, purgé de ses fautes grammaticales, il aurait constitué une modeste anthropologie du geste, une petite sociologie du métier quand il n’est, en définitive, qu’une pochade inachevée.
Entre catalogue et manuel
Rares seront les motifs de consolation dans cet ouvrage qui, s’il ressortit au genre du catalogue, ne dispose pas d’une liste idoine des œuvres, avec des notices développées et des références historiques. Que les commissaires de l’exposition n’aient pas jugé utile de signer une contribution trahirait presque une démission scientifique quand ce sujet, hautement passionnant, réclamait pourtant un peu de rigueur, un peu de justesse. Moins « sélective » que quintessenciée, la bibliographie finale suffit à dire l’ambition déchue et le promesse déçue, celles d’un projet qui, à défaut d’être un beau catalogue, aurait pu être un joli manuel, avec son abécédaire technique, sa chronologie soutenue ou son index fourni, tous ces outils aujourd’hui absents mais que le grand taille-doucier eût certainement réclamés de ses vœux. Aussi, qui voudrait pénétrer l’art et la manière d’Aldo Crommelynck consultera moins ce morne opus que les estampes enfantées par le maître, exposées, jusqu’au 13 juillet, à la BNF. La vraie consolation, en somme.
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
L’atelier d’Aldo Crommelynck
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Céline Chicha-Castex, Marie-Cécile Miessner et Cécile Pocheau Lesteven dir., WDe Picasso à Jasper Johns. L’atelier d’Aldo Crommelynck, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 128 p., 32 €.
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : L’atelier d’Aldo Crommelynck