Longtemps considéré comme high-tech, le numérique s’est aujourd’hui généralisé au point de se dissoudre dans le champ de la création actuelle. Le numérique, un « art contemporain » comme les autres ? « Forcément ! »
Pour les férus du genre, c’est un printemps faste : en juin, d’expositions en festivals, les arts dits numériques poussent un peu partout leurs multiples déclinaisons. Il y a d’abord quelques rendez-vous attendus, dont les « Bains numériques » à Enghien-les-Bains (du 14 au 20 juin), « Futurs en Seine » à Paris (du 12 au 22 juin) et « Elektra » à Montréal (du 1er mai au 19 juin). Puis, dans la capitale, une poignée d’expositions qui viennent compléter cet agenda et qui donnent à voir la diversité d’un champ dont la caractéristique est d’être en prise directe avec l’innovation technologique et de mêler création, science et développement informatique : art robotique à la Cité des sciences et de l’industrie, art génératif avec Jacques Perconte à la Galerie Charlot et Grégory Chatonsky au Centre des arts d’Enghien, film d’animation à la Gaîté lyrique avec « Motion Factory » (jusqu’au 10 août) et, bien entendu, au Cube à Issy-les-Moulineaux (jusqu’au 26 juillet) où sont présentées les créations du studio londonien Nexus…
Nul doute : après avoir été longtemps cantonnés aux marges de la création contemporaine, les arts numériques semblent voués désormais à y occuper une place croissante. Il y a loin du temps où une poignée d’artistes-ingénieurs peinaient à conquérir un public de niche, geeks et fondus d’informatique ouverts à l’épate technologique. Désormais, ce champ artistique a ses chefs de file, ses festivals et ses institutions. « L’intérêt du public grandit énormément depuis quelques années, constate Valérie Hasson-Benillouche, directrice de la Galerie Charlot à Paris. Les gens commencent à se rendre compte qu’on vit dans le numérique. » En s’étendant à tous les domaines de la vie, la révolution digitale est notamment venue brouiller la frontière entre les arts estampillés « numériques » et le gros de la création contemporaine. Des images pixellisées de Thomas Ruff aux expérimentations de Mohamed Bourouissa à l’imprimante 3D, l’usage des nouvelles technologies à des fins artistiques est désormais un phénomène… banal. Cinéma, photographies et même sculpture et architecture : tout ou presque est digital et tout s’y rapporte. « Notre époque baigne là-dedans, résume Philippe Riss, fondateur de la Galerie XPO à Paris. L’art contemporain d’aujourd’hui est donc forcément un art à l’ère du numérique. »
« Le numérique, ce sont des affects »
Dans un tel contexte, parler d’arts numériques, de création digitale ou même d’arts « nouveaux médias » a-t-il encore un sens ? Pour beaucoup d’artistes et de connaisseurs, ce champ artistique par essence hybride serait au contraire voué à s’assimiler toujours un peu plus à la création contemporaine, jusqu’à se confondre avec elle. « Notre travail est de convaincre le monde de l’art contemporain que nos artistes sont des artistes contemporains, un point c’est tout », affirme Philippe Riss. C’est aussi l’avis de Grégory Chatonsky, à qui le Centre des arts d’Enghien consacre jusqu’au 6 juillet l’exposition « I’ll Be Your Mirror » : « La généralisation du numérique marque la fin du numérique, note l’artiste français. Les arts numériques existaient en tant que champ propre tant qu’ils étaient minoritaires. Ce n’est plus le cas, et il y a aujourd’hui un continuum entre analogique et numérique. » L’exposition qu’il présente à Enghien en est un bon exemple : échafaudée autour d’un groupe de rock nommé Capture et dont toute la production, des textes aux mélodies, en passant par l’identité visuelle et la biographie des musiciens, est créée aléatoirement par ordinateur, elle réunit aussi bien des œuvres génératives que des installations où n’intervient aucun dispositif informatique. S’il y est question de numérique, c’est autant sinon plus par les thèmes soulevés par l’artiste que dans les technologies mises en œuvre : en imaginant un groupe dont la production artistique – un morceau est généré toutes les heures – excéderait la consommation – chaque morceau téléchargé sur le site du groupe se voit aussitôt supprimé –, il interroge pêle-mêle légitimité du droit d’auteur à l’ère numérique ou encore les effets du peer-to-peer sur les industries culturelles. Mais son travail revendique aussi une dimension affective : « On a besoin d’œuvres qui nous fassent ressentir, éprouver le monde dans lequel on vit, explique Chatonsky. Le numérique, ce sont des affects. La seule question valable face à une œuvre est de savoir si elle nous touche. »
Ainsi, l’assimilation progressive à la création contemporaine des arts numériques s’accompagne d’un tournant dans la manière dont les artistes abordent les technologies. À la volonté d’afficher une maîtrise du code informatique ou de jouer avec les innovations les plus poussées, succède la nécessité de questionner l’impact social, affectif ou existentiel de la révolution digitale : « Les arts numériques ne sont plus un ghetto technologique, confirme Anne-Cécile Worms, journaliste et fondatrice de la société Art2M (prononcez « art to machine »). Aujourd’hui, les artistes s’intéressent bien davantage aux usages et développent un point de vue critique sur les dangers potentiels de la géolocalisation, des nanotechnologies ou de la manipulation du vivant… » Pour Jérôme Delormas, directeur de la Gaîté lyrique, c’est d’ailleurs cette visée critique et analytique qui justifie que les arts numériques continuent d’être présentés au sein d’institutions spécialisées : « Ce qui nous intéresse, c’est de déterminer comment la révolution digitale touche tous les domaines et redéfinit les frontières des champs artistiques. La légitimité de la Gaîté lyrique est de problématiser ces questions-là et d’écrire l’hypertexte de la révolution digitale. Ce travail implique de démontrer qu’un lieu qui s’intéresse au numérique n’est pas forcément high-tech, bien au contraire. » Ainsi, l’espace parisien consacre en ce moment une exposition au film d’animation tactile (c’est-à-dire « fait à la main ») : « Motion Factory ». Y sont dévoilés des procédés de fabrication mobilisant des dispositifs low-tech et des matériaux et des outils aussi traditionnels que le bois, la laine, la colle, les ciseaux ou le papier… D’une manière générale, cette inclination à masquer, gommer ou hybrider l’innovation technologique semble se généraliser : « On observe une vraie tendance à la diversification des supports, observe Anne-Cécile Worms. Les artistes proposent aujourd’hui toutes sortes d’objets, et plus seulement des écrans. »
La valeur et la conservation du numérique
Une telle diversification pourrait expliquer en partie l’émergence, au cours des dernières années, d’un marché de plus en plus dynamique et qui compte même ses propres foires, dont Show off à Paris et Unpainted à Munich. En proposant à prix raisonnable (les premiers prix tournent autour de 1 500 euros) des œuvres recourant à tous types de supports, les professionnels ont su rassurer. De même, à mesure que les technologies mûrissent et se développent, l’obsolescence supposée de certains médiums (gifs animés, œuvres génératives, etc.) semble moins encline à freiner les collectionneurs : « Quand on me pose la question de la conservation, je réponds qu’un ordinateur aussi peut tomber en panne et qu’il suffit de prévoir des sauvegardes, explique Valérie Hasson-Benillouche. Une œuvre sur support numérique n’est pas plus fragile qu’une autre. Un tableau aussi peut se dégrader. » Même discours rassurant en ce qui concerne la reproductibilité des œuvres immatérielles. En ce domaine, artistes et galeristes ont su diversifier modes de diffusion et formes de propriété. Preuve que s’il existe encore un trait propre aux arts numériques, c’est bien leur capacité à innover.
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L’art numérique, un art comme les autres
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Le festival du numérique, du 12 au 22 juin. Quartier des Arts-et-Métiers à Paris et dans plusieurs villes d’Île-de-France. Commissaire général : Jean-Louis Fréchin
www.futur-en-seine.fr
« Bouillants #06 »
Arts numériques, multimédia et citoyenneté, jusqu’au 1er juin 2014. Dans plusieurs villes de Bretagne. Entrée libre. Direction artistique : Gaëtan Allin
www.bouillants.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : L’art numérique, un art comme les autres