Les expositions estivales des deux artistes, à Versailles et à Saint-Louis, rappellent la place importante des peintres coréens en France au cours des XXe et XXIe siècles.
Cet été, l’un est l’hôte du château de Versailles, l’autre de la Fondation Fernet-Branca à Saint-Louis : une double voie royale en quelque sorte. Le premier, c’est Lee Ufan, de vingt ans l’aîné du second, Lee Bae. Tous deux sont Coréens, tour à tour dessinateurs, peintres et sculpteurs, et entretiennent depuis longtemps des relations de travail privilégiées avec la France. Celui-ci y est venu dès les années 1970, participant à la Biennale de Paris en 1971 et y partageant son temps depuis quelque vingt-cinq ans avec le Japon et la Corée ; celui-là y est venu s’installer au début des années 1990, travaillant tout d’abord comme assistant de son aîné, puis volant de ses propres ailes jusqu’à faire carrière entre pays d’origine et pays d’adoption. Les biographies de Lee Ufan et de Lee Bae sont toutes deux exemplaires de la qualité des échanges artistiques que la Corée et la France ont notamment développés depuis la Seconde Guerre mondiale. Si, aujourd’hui, versant asiatique, l’air du temps est à la Chine et à l’Inde, il conviendrait de ne pas oublier l’importance de la colonie de créateurs coréens qui s’est implantée dans l’Hexagone et a contribué à favoriser un regain d’intérêt pour les arts extrême-orientaux, et plus particulièrement celui de la calligraphie.
À ce propos, il suffit de rappeler le rôle déterminant qu’a joué l’artiste Ung No Lee, né à Séoul en 1904, mort à Paris en 1989, l’un des principaux peintres coréens du XXe siècle. Fondateur en 1945, à Séoul, du Go-Am Art Studio, il y a enseigné les techniques traditionnelles de l’art japonais du sumi-e – ce qui signifie « dessin ou peinture à l’encre », équivalent du lavis occidental –, puis créé à Paris, dès lors qu’il s’y est installé en 1960, une académie spécialement consacrée à l’apprentissage de cet art du signe. Aujourd’hui quelque peu oublié, quoique la Galerie Thessa Herold ait publié en 2009, à l’occasion d’une exposition de l’artiste, un ouvrage à son sujet signé Margit Rowell, il n’en demeure pas moins que nombre d’artistes contemporains de l’époque ont suivi avec passion son enseignement.
Ung no lee et kim whanki, les pionniers parmi les coréens français de cœur
Tel fut le cas d’Alain Kirili : « J’allais souvent au Studio Paul Facchetti qui tenait galerie rue de Lille et qui avait été le premier à montrer Pollock. Un jour, comme je lui parlais de ma fascination pour la peinture chinoise et pour la calligraphie, il m’a recommandé d’aller prendre des cours chez Ung No Lee qui était un des artistes de sa galerie. » C’était dans les années 1965-1966, Kirili avait tout juste 20 ans, il venait d’avaler l’ouvrage de référence de James Cahill sur la peinture chinoise ; il n’attendit pas plus longtemps et prit main avec le maître coréen via une petite annonce que celui-ci publiait dans les Lettres françaises pour s’attirer une clientèle. « Les cours avaient lieu chez lui, raconte Alain Kirili, sur le mode de la leçon particulière personnelle ou en petit groupe. Ung No Lee nous apprenait à faire notre encre et à tenir le pinceau entre les doigts, à la verticale. L’homme était simple et chaleureux. Aujourd’hui, il est considéré chez lui comme un monstre sacré et un musée lui est consacré à Daejeon, au centre de la Corée du Sud. » Des années durant, dans le cadre des activités pédagogiques du Musée Cernuschi de la Ville de Paris, Ung No Lee a aussi dispensé des cours de calligraphie que sa femme, après le décès de son mari, a tenu à poursuivre. Celle-ci étant aujourd’hui trop âgée pour continuer, c’est leur fils, Young-Sé, qui a repris le flambeau tous les derniers samedis du mois, de sorte que la tradition ne soit pas perdue. Bel exemple de fidélité qui contribue par ailleurs à maintenir vive cette relation d’échange entre la Corée et la France qui fut aussi longtemps portée par un autre artiste, le peintre Whanki.
Originaire d’une île du sud, né en 1913, mort à New York en 1974, Kim Whanki fut l’un des pionniers parmi les artistes coréens abstraits. Il se prit de passion pour la France et vint s’y installer entre 1956 et 1959 fortement marqué par la dynamique d’une esthétique picturale dont la richesse d’invention nourrit son art de façon positive. Pour bref que fut son séjour, il garda un tel amour de l’Hexagone qu’après qu’un musée lui eut été consacré à Séoul en 1992, un prix de peinture et de dessin y a été créé, entre autres à destination de jeunes artistes français dans les années 1980-1990. Différentes manifestations présentées au Wanki Museum témoignent historiquement de la qualité des liens entre les deux pays, ainsi d’une sélection de dessins de la collection du Frac Picardie, en 1997, et d’une exposition de groupe intitulée « Espace poétique », en 2006, avec Daniel Buren, François Morellet, Felice Varini et Miguel Chevalier notamment. À la liste des artistes coréens qui ont ainsi séjourné en France, on pourrait encore ajouter Lee Se-duk, Nam Kwan, Kim Heung-su et Kim Chong-ha.
Lee Ufan : faire de l’objet une œuvre dans et avec son monde
Lee Ufan à Versailles. Un Coréen chez Louis XIV. Qu’est-ce donc qui a bien pu conduire la responsable de cette prestigieuse institution à opter pour un tel choix ? Sa réponse est sans ambiguïté : « Les derniers travaux sur l’architecture et l’esthétique contemporaines de Le Nôtre [ndlr : auxquels Patricia Bouchenot-Déchin et Georges Farhat ont consacré une place inédite dans l’exposition « André Le Nôtre en perspective » dont ils étaient les commissaires] nous montrent que [celui-ci] peut nous entraîner loin vers le minimalisme jusqu’à théoriser le vide. » Théoriser le vide, c’est exactement ce qui anime l’artiste depuis les temps lointains où, en 1969, il a participé au Japon à la fondation du groupe Mono-ha. De formation philosophe, théoricien du mouvement, Lee Ufan part alors du constat que la conscience et l’être se détruisent petit à petit et que l’objet prend son indépendance ; pour parer à cela, il nous invite « à voir le monde tel qu’il est, sans en faire l’objet d’un acte de représentation qui l’oppose à l’homme ». L’idée de Mono-ha est de faire usage de l’objet naturel sans lui adjoindre une « fonction représentative selon les signes de l’homme ». L’objet devient œuvre d’art dans et avec son monde. La confrontation qu’il a choisi d’organiser dès la fin des années 1960 entre des pierres et des plaques d’acier et cette façon si personnelle qu’il a d’habiter les lieux qu’il investit l’ont conduit à mettre en œuvre une esthétique de l’élémentaire qui trouve écho dans une production picturale où le geste peint est en pleine « correspondance avec les choses vivantes dotées de respiration et de rythme. »
De ses premières calligraphies sur papier et de ses traces de peinture à la mise en place de ses installations de pierres et de plaques métalliques, son art témoigne d’une même radicale et inflexible posture : celle de ne se permettre jamais ni retouche, ni superposition, seulement préoccupé par la marque de l’« espace-temps » et le soin d’« insuffler l’esprit ». Bref, comme l’indiquait le titre de son ouvrage publié dès 1969, à l’époque de Mono-ha, montrer Des choses à l’existence. « Seul, l’esprit s’il souffle sur la glaise peut sauver l’homme », écrit Saint-Exupéry dans Terre des Hommes. La démarche de Lee Ufan ressort d’une semblable universalité. Pour s’exprimer, elle s’adosse aux rudiments d’un vocabulaire plastique dont il ne cesse de jouer en variations. Pour Lee Ufan, Versailles, c’est l’occasion d’installer une dizaine de nouvelles sculptures aux dimensions inusitées de sorte à répondre à celles des espaces du jardin. « Cela fait longtemps que je souhaite réaliser une œuvre en forme d’arche comme un arc-en-ciel suspendu à l’horizon », nous confiait-il dernièrement. Voilà qui est fait. Si l’idée de l’artiste est d’établir un véritable dialogue avec le site et de faire interagir ses matériaux de prédilection en fonction du lieu, elle est surtout que « l’espace-temps [s’ouvre] dans les jardins du château de Versailles », comme il dit. Pour lui, l’œuvre « ne doit pas être un objet fermé, mais une porte ouverte ». De la sorte, Lee Ufan transforme non seulement une nouvelle fois le monde, mais il nous le révèle. Lee Ufan affectionne particulièrement ces situations de confrontation et d’échange qui procèdent à la différence de conception de la nature qu’il y a « entre les jardins traditionnels de l’Extrême-Orient, aux paysages “empruntés”, et celle de l’Europe, qui considère la nature comme une partie d’un matériau d’architecture ». De ces différences, des écarts perceptuels et sensibles qui en résultent, son œuvre se nourrit, qu’elle s’offre à voir dans l’espace rural ou dans l’espace urbain. « Qu’elles soient installées de la même façon, qu’elles soient de la même taille ou de la même forme, ajoute-t-il, en fonction de la caractéristique du lieu de l’exposition, les pierres ne se ressemblent pas. » La fascination de Lee Ufan pour ces roches naturelles qu’il utilise tient à ce qu’elles sont « des blocs de temps incalculable et ont une existence spatiale difficile à fixer ». Elles sont l’image d’un espace-temps indicible, mais bel et bien tangible et c’est ce qui confère à son œuvre cette force de présence, comme en témoigne notamment l’installation qu’il a faite de ses pierres dans le Bosquet de l’Étoile, Relatum – L’Ombre des étoiles.
Lee Bae, un art requis par le vital
À Saint-Louis, dix ans après son compatriote et son aîné qui l’avait inaugurée, Lee Bae est l’hôte de la Fondation Fernet-Branca. Jean-Michel Wilmotte, qui avait signé le réaménagement des locaux de la bâtisse industrielle et organisé l’exposition de Lee Ufan, assure à nouveau le commissariat de celle de Lee Bae. Passionné d’Asie, particulièrement de la Corée où il a dirigé de très nombreux chantiers, l’architecte est aussi un fin connaisseur de la scène artistique de ce pays et participe toujours volontiers au développement des échanges culturels avec la France. Après avoir hésité dans les années 1980 à s’installer définitivement à Los Angeles puis à New York, le choix qu’a fait Lee Bae de Paris tient à ce que les places américaines ne lui sont pas apparues comme des lieux de création mais de marché. Dès son installation en France en 1991, l’artiste éprouve le sentiment de ne pas être à l’étranger. L’intensité de la lumière, la proportion des espaces, la charge historique d’un pays qu’il juge toujours à l’affût du nouveau, tout lui convient et il pressent qu’il peut y vivre et travailler à l’aise par-delà les problèmes de langue et d’habitudes culturelles. Quelque vingt ans plus tard, comme l’illustre l’exposition de Saint-Louis, Lee Bae a de fait accompli une œuvre.
Instruite à l’origine par une réflexion sur les matériaux mêmes du dessin et de la peinture, celle-ci s’est tout d’abord déclinée à l’ordre d’une production éclectique faite à partir de morceaux de charbon de bois, tantôt employés et assemblés tels quels, tantôt broyés sous forme de poudre, pour prendre forme dans des tableaux, des sculptures et des installations de grandes dimensions. « J’aime le charbon, disait-il alors, il est issu du feu. Il est la dernière substance des objets. J’exprime les images vitales de la matière morte : le charbon. » Le mot est lâché. Tout l’art de Lee Bae est requis par le vital. Par l’énergie, la densité et cette force primordiale qui situe sa démarche à l’aune d’une quête existentielle, voire métaphysique, dans l’instruction de paysages mentaux en écho à une « nécessité intérieure » – comme l’énonçait Kandinsky – qui l’anime. « Ce que je veux exprimer, dit encore l’artiste, ce n’est ni les souvenirs d’enfance à la campagne, ni la vie urbaine cultivée et modernisée, mais simplement recréer l’essence de ces images essentielles. Grâce à celles-ci, je voudrais rencontrer la forme parfaite de vitalité. »
Au fil du temps, Lee Bae a développé son travail sur une double voie : celle du geste et d’une forme de géologie du temps. Il y a, d’une part, toute une production de dessins sans véritable autre intention que celle d’occuper l’espace et de manifester un être au monde ; de l’autre, toute une production de tableaux de peinture blanche posée avec de larges coups de brosse et inscrite en profondeurs successives de larges et grands traits noirs fixés avec de la résine : autant de signes portés à la dimension de l’icône pour dire le monde. Il y va là d’une grande économie de moyens et d’un dépouillement visuel qui s’apparente à la force de signe de l’art de la calligraphie, mais qui ne détermine aucune espèce de vocabulaire particulier sinon toute une foule de mondes en soi. Toute peinture de Lee Bae est d’abord l’avènement sur une certaine surface et dans un certain espace d’un signe, un signe qui peut être unique, ou multiple, mais toujours anonyme. Un signe qui ne dit rien, qui ne propose rien, mais qui fait tout simplement signe. Un « signe-là », dans toute son intégrité, dans toute sa crudité, dans toute sa nudité. Et c’est paradoxalement par là que l’art de Lee Bae touche à une sorte d’universel et dégage, au fur et à mesure que son œuvre se développe, la sensation inédite d’une énergie et d’une vitalité. Tout ce qui se passe dans cette peinture n’est pas simplement réduit aux dimensions du fait pictural lui-même, elle le dépasse, elle transcende. C’est dire si elle est insituable et non située, qu’elle n’a d’autre lieu que son propre référent, dans un espace et dans un temps qui lui sont intimes.
L’espace et le temps, l’espace-temps, c’est ce que partagent dans leur démarche Lee Ufan et Lee Bae. Ce qui constitue l’un des socles fondamentaux de la culture asiatique, sinon coréenne. D’aucuns diront sans doute que c’est là ce qui fonde ontologiquement toute aventure de création et ils n’auront pas tort. Il n’en reste pas moins que chez Lee Ufan et Lee Bae, non seulement le concept d’espace-temps est fondateur, mais il demeure le prétexte, le motif et le symbole de leur art. Chacun à leur manière.
Lee Ufan
1936 : Naissance de Lee Ufan à Haman-gun (Corée du Sud)
1956 : Il s’installe au Japon après l’interruption de ses études à Séoul
1969 : Il travaille au sein d’un groupe d’artistes nommé Mono-ha (l’école des choses) par la critique etreçoit un prix pour son essai From Object to Being
1997 : Professeur invité à l’École des beaux-arts de Paris
2004 : Expose à la Fondation Fernet-Branca pour l’ouverture de l’Espace d’art
2013 : Exposition monographique en Arles
2014 : Invité du château de Versailles
Lee Bae en dates
1956 : Naissance de Lee Bae à Chung-do, en Corée du Sud
Entre 1982 et 1988 : Expositions personnelles dans des galeries coréennes
1990 : Arrivée à Paris
1992 : Il devient l’assistant de l’artiste coréen Lee Ufan
2004 : Présenté à la Fiac par la Galerie Ci-Cong
2011 : Exposition personnelle au Musée Guimet à Paris
2014 : Exposition à la Fondation Fernet-Branca. Lee Bae vit et travaille à Paris
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Lee Ufan & Lee Bae : un été coréen en France
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Jusqu’au 31 août. Fondation Fernet-Branca à Saint-Louis (68). Ouvert du mercredi au dimanche de 14 h à 18 h. Tarifs : 6 et 5 €. Commissaire : Jean-Michel Wilmotte.
www.fondationfernet-branca.org
« Lee Ufan, Versailles »
Du 17 juin au 2 novembre. Château de Versailles et jardins. Château ouvert tous les jours, sauf le lundi, de 9 h à 18 h 30. Jardins ouverts tous les jours de 8 h à 20 h 30. Tarifs : 15 et 13 € (billet château).
Accès libre aux jardins. Commissaire : Alfred Pacquement.
www.chateauversailles.fr
Cet article a été publié dans L'ŒIL n°669 du 1 juin 2014, avec le titre suivant : Lee Ufan & Lee Bae : un été coréen en France