L’Imprimerie nationale consacre une monographie sous coffret tout en nuances au peintre vénitien. Une référence signée Alessandra Zamperini, que seule la qualité des reproductions vient ternir.
Il est un genre indistinct, dans la littérature artistique, c’est bien celui de la monographie. Quand le catalogue d’exposition implique une certaine architecture, séquencée en textes analytiques et en notices d’œuvres, quand les actes de colloque se distinguent par leur austérité, leur rigueur et leur érudition, la monographie, elle, recouvre de nombreuses acceptions. Seraient monographiques les ouvrages consacrés à un artiste, qu’il s’agisse de la somme de référence, du livret badin, du manuel pédagogique, de la vulgarisation efficiente, de l’évangile ambitieux. Cette polysémie complexe est révélatrice. Il en va de la monographie comme du roman en littérature : cela veut tout et rien dire. Ou, plus exactement, une fois le mot lâché, qu’a-t-on dit ? Rien, ou pas grand-chose. Tout juste a-t-on, peut-être, exprimé une certaine ambition, celle d’affronter une œuvre – et souvent une vie – et de tâcher d’en circonscrire la richesse comme la complexité. Allons voir.
Le genre monographique
Le présent ouvrage, par son titre laconique et patronymique, est transparent quant à son dessein. Il ne s’agit pas d’étudier une simple parcelle du territoire Véronèse, ni d’en dresser un relevé exhaustif. Ni étude transversale, ni catalogue raisonné. Le livre ressortit expressément au genre monographique. Du luxe, il a les atours – un grand format, de 27 par 32 centimètres, une reliure irréprochable, un coffret satiné – et le prix : 144 euros. Cette somme, par sa pompe et sa facture, s’inscrit parfaitement dans la politique des éditions de l’Imprimerie nationale qui, si elles appartiennent aujourd’hui au groupe Actes Sud, continuent de maintenir la prestigieuse vocation d’hier, celle des « Imprimeurs du Roy ».
Par sa discipline, l’ouvrage est exemplaire. Évitant l’écueil du recensement biographique et de l’énumération chronologique, Alessandra Zamperini, auteure d’ouvrages remarqués sur les grotesques et les stucs, parvient à donner corps et sens à un artiste que distinguent une mobilité artistique, une hardiesse thématique et une habileté technique. Tour à tour profane et sacré, métamorphosant le spectre chromatique et le pouvoir lumineux, Véronèse ne saurait être un artiste transparent et fluide, éclipsé par les scènes torrentueuses de Titien et les déluges de Tintoret. Il est bien plus un fleuve sinueux, long et peu tranquille, dont il est malaisé de comprendre les déclivités et les virages sauf à pénétrer historiquement le terreau véronais et le terrain vénitien. Or l’historienne de l’art, par sa connaissance approfondie des enjeux esthétiques – mécènes, commanditaires, spécificités culturelles –, éclaire remarquablement les sinuosités de l’artiste, son extraordinaire capacité à infiltrer les milieux, à habiter les couloirs du pouvoir comme les places vacantes. Elle l’éclaire non pas d’un jour nouveau – le matériel dont elle dispose n’étant pas absolument original – mais avec une science des nuances, des ombres et des espaces tamisés. Véronésienne, jusque dans sa méthode.
La fragilité iconographique
Livrer une étude artistique, mais aussi historique, est impossible sans élaborer des comparaisons, seules figures de style susceptibles de contextualiser et de rendre éloquentes des fulgurances, des ressemblances, des hésitations. À l’encontre des expositions et publications actuelles qui, vierges de toute œuvre de comparaison, accréditent l’idée insupportable de l’artiste démiurge, fils de ses seules créations, cette somme recourt à de nombreuses peintures et sculptures pour rompre ce fantasme génésiaque et faire dialoguer Véronèse avec ses contemporains. Zelotti, Vasari, Corrège, Mantegna, Sansovino ou Dürer sont ainsi convoqués afin de donner du relief à la singularité de Véronèse et composer un précieux recueil d’images.
D’aucuns regretteront que le terme de cette monographie coïncide avec la mort de l’artiste, nulles funérailles n’éteignant jamais l’influence d’un peintre. Au contraire. Et la descendance de Véronèse, moins étudiée que celle de Tintoret ou de Titien, eût constitué un chapitre ou un épilogue opportun. Delacroix, lui-même, n’y invitait-il pas, affirmant dans son journal : « Je dois tout à Paolo Véronèse. »
Si l’utilisation de vignettes permet de rendre justice à de vastes ensembles, parfois dispersés ou morcelés, difficiles à reproduire, la qualité des reproductions est toutefois inégale : détourées et privées de fond, donc de corporéité, les sculptures semblent flotter (Pan et Daphnis, Ier siècle ap. J.-C.) et certaines toiles sont volontiers floues (Vénus et Mars, 1570-1580). L’image paraît invariablement assujettie à la page, qui lui impose son format et ses marges, et la rareté des détails macrographiques, que les éditions Hazan maîtrisent savamment, interdit d’approcher parfaitement les œuvres, souvent traversées par le culte de l’intime et le souci de l’indice. Complète, cette monographie d’Alessandra Zamperini, par son aspiration et son prix, eût mérité un meilleur sort iconographique, celui, par exemple, que les éditions Actes Sud réservèrent en leur temps aux éblouissants volumes que Cristina Acidini Luchinat consacra à Michel-Ange (2006, 2007).
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Entre-nerfs, Véronèse
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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°663 du 1 décembre 2013, avec le titre suivant : Entre-nerfs, Véronèse