Un ouvrage de référence étudie la place de la lecture et du livre chez l’artiste de Giverny. Une investigation curieusement inédite et salutaire, à l’heure où pleuvent les publications consacrées à Monet.
Le phénomène est connu. Sans doute s’accroît-il avec les années. Musées et éditeurs, conjointement ou non, élisent un artiste majeur et, comme un enfant tournerait un kaléidoscope à la recherche d’un amalgame séduisant, imaginent des associations fécondes. « Matisse et… », « Picasso de… », « De Renoir à… » : ainsi vont, aujourd’hui, les sous-titres des expositions et ouvrages, comme s’il suffisait de mélanger les syntagmes pour que naissent des propos vertueux et efficaces.
De cette manie combinatoire, Monet est un élément récurrent. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter les tables actuelles des libraires et de constater avec quelle ferveur les marchands du temple convoquent le nom de l’artiste, certains que son prestige saura transmuer la nature fragile d’un projet. C’est donc à double titre – hygiénique et scientifique – que cette publication doit être distinguée, puisqu’elle réconcilie avec les études réservées à des artistes iconiques et constitue pour l’édifice de la connaissance une pierre importante. Mieux, angulaire.
Des cohérences et des lacunes
Relié comme l’étaient les volumes de Monet, l’ouvrage est doté d’une élégante couverture brique. L’introduction de Ségolène Le Men explicite l’importance du livre – entendu comme un objet – et de la lecture – entendue comme une pratique – dans l’œuvre de l’artiste. Doctement, l’historienne de l’art analyse l’hétérogénéité de cette dense bibliothèque, conservée dans le second atelier de Giverny, où Monet s’établit en 1883.
Négligé quoique préservé, ce corpus comporte certaines failles particulièrement éloquentes, qu’il s’agisse de lacunes au sein de séquences livresques, d’interruptions de séries ou, plus significativement, de l’absence pure et simple de la presse, à l’exception de la Revue blanche. Une absence curieuse pour qui veut bien considérer la présence itérative de celle-ci dans la peinture impressionniste, et en particulier dans celle de Monet.
Du reste, par sa vulnérabilité et sa domesticité, l’imprimé n’était-il pas condamné à être liquidé parmi les premiers, au gré des changements d’histoire et de propriété ?
Les mots et les choses
Chez Monet, le livre est une présence d’autant plus discrète qu’elle est volontiers atténuée, notamment lorsqu’il met en scène son métier de peintre. Lui, dont le monde salue unanimement l’œil, n’entend pas frelater son génie optique avec la littérature, en dépit de sa noblesse. Le regardeur actif s’accommode mal du lecteur oisif.
Ami de Mallarmé et de Zola, Monet sait la force du livre, peut-être même son aura. Mais si la littérature contamine intellectuellement et iconographiquement la peinture, elle le fait avec distance. Les mots d’un côté, les choses de l’autre.
Les visiteurs se souviennent des lectures de leur hôte – Baudelaire, Balzac, Gautier et Tolstoï composent un panthéon intime, un musée imaginaire dont certaines pages revivront dans la peinture de Monet, parfois à son corps défendant. Pouvoir de l’anamnèse, de l’inconscient. De l’art.
À cet égard, la deuxième partie de l’ouvrage, qui en constitue le cœur, est efficiente : telle une anthologie, elle confronte, répartis en cinq séquences, des extraits de livres conservés par l’artiste avec des œuvres, de sa main ou non. Les illustrations, d’excellente facture, dialoguent avec ces morceaux choisis et rendent ainsi justice à ce qui, en cette fin de siècle, régénéra considérablement la poétique : la concordance.
Des images et des lettres
Comme celle de Jean Dubuffet, d’Aurélie Nemours ou d’André Masson, cette bibliothèque parvient aujourd’hui à parler, et à enfanter des images. Ce n’est pas rien. Car rares sont les publications d’envergure consacrées aux bibliothèques matérielles, en dépit du constat et des encouragements formulés par Jean Seznec ou, plus récemment, lors d’un colloque fondateur, intitulé « Les bibliothèques d’artistes, XXe et XXIe siècles », qui se tint à l’INHA en 2006.
Cet ouvrage eût été imparfait sans ses annexes irréprochables : un histogramme du nombre des titres par années de publication, une chronologie synoptique, un inventaire inédit de la bibliothèque de l’artiste – avec ses quelque sept cents références, indexées et agrémentées du signalement des envois autographes –, un catalogue des ventes et des expositions relatives au domaine. Une exceptionnelle mise à disposition de sources qui eût peut-être mérité un décryptage encore plus approfondi, s’agissant notamment des rapports que Monet entretint avec des livres spécifiques et des auteurs singuliers. Une réserve motivée par la gourmandise, jamais par la privation.
Simple, raffinée et nécessaire, cette somme est proprement élémentaire. Elle vient rappeler le pouvoir des images muettes et des lettres silencieuses, leur infinie porosité et leur extrême labilité. Un regret. Son prix. Un prix dont il faut souvent s’acquitter pour éviter des mésaventures kaléidoscopiques.
La Bibliothèque de Monet, sous la direction de Ségolène Le Men, Claire Maingon, Félicie de Maupeou. Éditions Citadelles & Mazenod, 256 p., 69 €.
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La bibliothèque de Monet
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°659 du 1 juillet 2013, avec le titre suivant : La bibliothèque de Monet