Des textes de Barnett Newman et Ed Ruscha font l’objet de traductions en français. De quoi traverser presque un siècle d’art.
L’histoire du modernisme en art est devenue aussi une histoire américaine, ce qu’un premier prix vénitien de 1964 attribué à Robert Rauschenberg rendit manifeste aux yeux de la vieille Europe. Deux parutions en français permettent de remonter le cours de cette conquête (ou de ce larcin, selon la formule-titre d’Yve-Alain Bois Comment New York vola l’idée d’avant-garde, aux éditions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1996) de manière directe et surtout portée par des voix majeures, celles de Barnett Newman et d’Ed Ruscha : deux itinéraires complémentaires, deux générations d’artistes américains, Newman le New-Yorkais (1905-1970) et Ruscha le Californien d’adoption (né en 1937, il arrive à Los Angeles à 19 ans). Le texte le plus ancien de Newman traduit ici date de 1925 (sur la critique), le plus récent dans le volume de Ruscha est un entretien de 2009. Le lecteur appliqué traversera ainsi presque un siècle d’art, donnant sa complexité et sa dynamique à un « art américain » bien irréductible à sa caricature. Notons par ailleurs que les deux volumes partagent une qualité à deux facettes : celle d’être des éditions savantes, fondées sur des travaux de recherche nourris, avec force notes, introductions, commentaires et mises en perspective, mais aussi, pour qui veut bien se servir d’un sommaire, des lectures à construire librement, au gré de textes qui sont le plus souvent à l’échelle de l’article (environ 60 textes, 18 lettres, 11 entretiens complétés par 5 essais en plus des notes et introductions pour Newman, et une plus grande place à la parole pour Ruscha avec 23 entretiens et 8 textes).
Deux voix, deux démarches
Les deux volumes sont bâtis sur une version américaine antérieure, et sont enrichis et complémentés dans une perspective de lecteur français, tant par l’attention des traducteurs que par le travail des appareils critiques. D’autre part, le « Newman » comporte un cahier de 24 pages en couleur d’œuvres choisies et commentées, en plus de vignettes de référence en noir et blanc présentes aussi dans le « Ruscha ». Notons encore que si, avec ce troisième titre, la collection soutenue par la Maison rouge est toute récente, c’est une nouvelle jeunesse qui anime Macula, maison portée par Jean Clay depuis son origine en 1980 dans la suite de la revue éponyme, désormais relayée par la Fondation Macula. En reprenant le flambeau, celle-ci s’occupe aussi du fonds et lance une politique de réimpression des titres de référence (c’est-à-dire… l’essentiel du catalogue).
Pour le reste, tout ou presque sépare les deux œuvres, Ruscha fondant sa démarche sur un rejet de l’héritage de la peinture que Newman contribua à renouveler activement, voire même comme un activiste : son engagement social apparaît sans détour quand en 1933, à 27 ans, il candidate au poste de maire de New York pour dénoncer la misère culturelle des débats politiques. Son manifeste électoral, qui ouvre le volume, apparaît d’ailleurs d’une cruelle pertinence pour notre aujourd’hui, quand il dénonce les « sinistres matérialistes » et autres « maniaques » qui gouvernent dans l’ignorance de la culture. La dimension idéologique et politique n’est pas le plus mince de ses engagements, bataillant contre le conservatisme au profit d’une modernité américaine qui se révélera aussi conquérante (Yve-Alain Bois dans l’essai déjà nommé l’a montré). Après les textes de critique et sur la critique, c’est bien sûr sur son art qu’on le suivra, comme avec ces lignes autour de la question du format (pp. 281-282 dans Chartres et Jéricho, 1969) ou au travers de ses pamphlets et autres contributions à nombre de débats d’alors.
La voix de Ruscha est aussi attentive au contexte culturel de son temps, mais son rapport au langage est surtout une affaire de peinture, quand il dit avoir voulu faire de ses tableaux « un environnement correspondant à la fois à la sonorité du mot et à son allure ». Qu’il s’agisse de ses orientations générales ou de projets spécifiques, au rang desquels les livres tiennent belle place, mais aussi les films, c’est un esprit de travail qui se dessine, avec une grande acuité critique sur l’art et sur la société, mais aussi avec légèreté. Ainsi quand il se dit « né pour regarder [sa] peinture sécher ».
Barnett Newman, Écrits, trad. Jean-Louis Houdebine, éditions Macula, coll. « Vues », 2011, 544 p., 32 euros, ISBN 978-2-8658-9061-3
Ed Ruscha, Huit textes, vingt-trois entretiens, 1965-2009, trad. Fabienne Durand Bogaert, édité et préfacé par Jean-Pierre Criqui, éd. JRP Ringier, Zurich, 2011, publié en France par l’Association des amis de la Maison rouge, Paris, 240 p., 19,50 euros, ISBN 978-3-0376-4089-0
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Deux voix américaines
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°344 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Deux voix américaines