Il est extrêmement rare que l’on retrouve des œuvres d’art cham. En octobre 1995, au large du cap Gardafui, alors que la guerre civile fait rage en Somalie, l’archéologue sous-marin belge Robert Sténuit réussissait à repêcher dix-huit sculptures chames coulées en 1877. Même si ces pièces, tardives, ne peuvent rivaliser avec certaines œuvres du Musée de Da Nang, cette opération a le grand mérite d’attirer l’attention sur un art complexe, peu connu, parfois rattaché à tort à l’art khmer voisin.
En 1874, le médecin de la Marine Albert Morice, en poste dans la Cochinchine nouvellement colonisée, est envoyé auprès du consul français de Qui Nhon, au royaume de Huê d’alors. Ce Lyonnais fait partie de ces pionniers curieux de tout : il envoie des spécimens de la flore et de la faune indochinoise au Muséum d’histoire naturelle de sa ville, et décide d’y faire parvenir les 32 caisses d’œuvres chames qu’il vient de découvrir. On ignore encore comment il s’est procuré ces pièces. Un premier bateau livre les dix premières. Mais le deuxième, le Mei Kong des Messageries maritimes, coule près des Somalies en 1877. Les pièces, qui constituent le plus gros de la première collection de l’art du Champa, dormaient par cinq mètres de fond depuis plus d’un siècle. Elles provenaient d’anciens royaumes qui avaient puisé leur inspiration directement de l’Inde, et fleuri sur les côtes du centre du Viêt-nam du Ve au XVIIIe siècle. Ils ont laissé d’élégants temples de briques et une statuaire sacrée originale, puissante, sensuelle, essentiellement sivaïte, souvent apparentée à celle de Java central. Certaines sculptures n’ont aucun équivalent en Asie du Sud-Est (Bouddha assis à l’européenne, gardiens de temple, lions-éléphants, etc.). Étudié au début du siècle par Henri Parmentier, l’art cham fut ensuite délaissé au profit d’Angkor, malgré les travaux de Philippe Stern, puis de Jean Boisselier. Cependant, il suscite depuis peu un regain d’intérêt : une Société des Amis du Champa ancien s’est créée à Paris en 1994, et l’expert en art d’Extrême-Orient Jean-Michel Beurdeley évoquait la disparition de la collection Morice dans un texte sur le Musée de Da Nang publié dans le catalogue de l’exposition au Bon Marché, "Le Viêt-nam des royaumes" (Cercle d’art, 1995).
L’histoire des Cham, peuple de marins et de pirates, est un enchaînement de luttes avec leurs voisins khmers et vietnamiens. Elle se terminera finalement par leur absorption par ces derniers au XVIIIe siècle. Ainsi, en 1177, la flotte chame prend et pille Angkor. Cet important événement a pour conséquence indirecte un renouveau de l’art angkorien, quand Jayavarman VII se libère des envahisseurs (style du Bayon). Il en va de même pour l’art cham qui suivra, car les Khmers, en conquérant à leur tour les royaumes du Champa, les influencent en partie. C’est de cette période que datent les œuvres, toutes en grès gris, mises au jour par Robert Sténuit lors de son aventureuse opération, financée par Ted Edwards père et fils, de l’International Recovery Ltd. Telles qu’elles sont apparues, en bon état semble-t-il, au sortir de la mer où elles étaient restées 118 ans, elles ne peuvent certes rivaliser avec les danseuses de Trà Kieu du Musée de Da Nang, ou celles de Chiên Dàng, mais leur importance dans l’histoire de l’art cham ne saurait être minimisée. En effet, des sept styles qui se sont succédé du VIIe au XVIIe siècle (styles de My Son E 1, de Hoa Lai, de Dong Duong, de My Son A 1, de Chan Lô, de Binh Dinh, puis "tardif"), les œuvres retrouvées ici appartiennent à celui des XIIe-XIIIe siècles (style de Binh Dinh), marqué par une influence khmère. La plupart de ces sculptures faisaient partie du décor architectural. La figure de Sri, assis à l’indienne (photo 1) chevauche un lion mythique. Ses deux bras sont dressés et il tient un sabre de la main droite, un lotus de la main gauche. Il en est exactement de même de la divinité du petit tympan (à droite sur la photo 2). Ils possèdent une coiffure en chignon haut que la statuaire chame a toujours affectionnée. La remarquable tête de Naga (à gauche de la même photo), elle, est un about de toit original. La frise de combattants aux masques de monstres (photo 3), dont on trouve le pendant au musée de Da Nang, quoique d’inspiration khmère, présente également certaines des caractéristiques iconographiques de la statuaire chame.
Par ailleurs, deux orants aux beaux visages méditants, figures de tympan également, quoiqu’encore recouvertes d’accrétions marines, confirment bien l’appartenance au style de Binh Dinh. Aussi, sans préjuger de ce que livrera une analyse plus détaillée des sculptures une fois restaurées, cette trouvaille, préparée par une minutieuse recherche documentaire, livre déjà des éléments d’investigation importants pour l’exploration d’un domaine méconnu.
Un art peu représenté dans les musées
Les musées possèdent peu d’œuvres d’art cham (toutes sont en grès) : trois sculptures au Museum Rietberg de Zurich ; aux États-Unis, au Metropolitan Museum of Art de New York, un Dharmapala en ronde-bosse et un tympan bouddhistes ; une sculpture de la même période, au Brooklyn Museum ; un superbe buste du Xe siècle au Museum of Fine Arts de Boston ; dix sculptures de différents styles à l’Asian Art Museum de San Francisco ; quatre belles pièces au Cleveland Museum of Art. En France, outre une dizaine de sculptures au Musée Guimet (dont un Vishnu sur Garuda et un gros acrotère crachant un couple), un Ganesha à Rochefort-sur-Mer, et huit œuvres exposées au Musée Guimet-Muséum d’histoire naturelle de Lyon ; en Asie, une œuvre au Musée national de Bangkok, cinq au Musée des beaux-arts de Hanoi, les seize sculptures de la collection du Musée de Saigon, et huit pièces au Musée de Binh Dinh. La plus belle collection, 294 œuvres d’art cham, se trouve au Musée de sculpture chame de Da Nang. L’Association française des Amis de l’Orient va en produire prochainement le catalogue.
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L’art cham refait surface
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°31 du 1 décembre 1996, avec le titre suivant : L’art cham refait surface