Farouchement indépendant, Jacques Damase a marqué l’édition d’art du fer de sa singularité. Portrait d’un fétichiste du livre.
Ceux qui se souviennent d’un Jacques Damase flambeur et hédoniste peineraient à reconnaître aujourd’hui l’être attachant et tendre, tapi derrière une carrure de vieux « loulou ». Sa fragilité déroute lorsqu’on sait que cet éditeur culotté a brûlé la vie par les deux bouts. « Jacques est un Saturnien, un bélier qui va tête baissée vers tout, même vers la mort », avertit Patrick Raynaud, directeur de l’École nationale supérieure des Arts décoratifs (Ensad). « Il est plus mercurien que saturnien », module Henry-Claude Cousseau, directeur de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris, en précisant : « Quand il est là, on sent sa présence, il n’est pas dans un brouillard ». Sans être nébuleux, il reste dans le secret et le multiplie, au gré d’une vie à tiroirs, tour à tour journaliste pour Vogue et House & Gardens, auteur précoce d’un livre sur les Tellems, éditeur de près de cent cinquante ouvrages, galeriste et collectionneur. Un parcours de touche-à-tout talentueux qui n’est pas sans rappeler celui d’un Jean Cocteau. Comme lui, il aura été à la fois électron libre et membre actif de la grande volière mondaine parisienne. « Jacques était beaucoup moins mondain que Cocteau. Il ne faisait pas de la vie sociale une profession, objecte Patrick Raynaud. Mais comme lui, c’est un personnage hors norme, décomplexé ou trop complexé. »
Naître dans un couvent de carmélites, jouer au milieu des tombes cassées et manquer d’être enseveli sous les décombres lors du bombardement de Brest, voilà une entrée en matière pour le moins picaresque ! « Nous, Bretons, sommes superstitieux, confie Damase avec un surprenant accent méridional. Nous vivons avec l’idée de l’Ankou, de la mort. 50 % des hommes disparaissaient en mer. J’ai été élevé dans ce climat magique, mystique. » Une atmosphère qu’on retrouve dans Atao (1), son ouvrage sur la Bretagne. « Ce n’est pas une Bretagne de carte postale, il n’édulcore pas. Il y a des tempêtes, des noyades et en même temps l’attente, l’absence », souligne Henry-Claude Cousseau. Éclairé par les livres de la bibliothèque de sa grand-mère, initié à Rilke par un abbé prescripteur, Damase ne se passionne pas tant pour les mots que pour les signes, caractères, calligraphies ou hiéroglyphes. Grâce à un pécule envoyé par sa marraine, il réalise un volume sur les chansons de 1848. Avec l’audace de la jeunesse, il demande à Louis Aragon une préface que l’écrivain lui refusera. Par un retour de balancier, l’amoureux d’Elsa rédigera en 1979 l’avant-propos du catalogue hommage à Damase au Centre Pompidou !
Quand il arrive à 17 ans à Paris, le jeune homme frappe d’emblée aux bonnes portes, sonne chez Cocteau, Jean-Louis Barrault et Sartre pour qu’ils collaborent à la revue Labyrinthe que l’éditeur Skira lui avait confiée. La rencontre la plus déterminante s’effectue en 1965 avec une Sonia Delaunay alors au creux de la vague. « Je suis tombée amoureux d’elle. Il y avait entre nous une entente comme frère et sœur, même si elle avait 80 ans et moi 35 », rappelle-t-il. La même année, il devient galeriste « par accident » en ouvrant une boutique rue de Varenne, puis simultanément de 1973 à 1976 à Bruxelles. Il y défendra une programmation éclectique, des gravures d’Hogarth aux dessins de Félicien Rops, des tissus de Sonia Delaunay aux collages de Man Ray, Jim Dine et Le Corbusier. Comptant parmi les premiers acheteurs de Francis Bacon, il s’intéressera aussi à Georg Baselitz et au pop art anglais.
Hors des sentiers battus
Cette curiosité buissonnière déteint sur ses publications. En furetant hors des sentiers battus, il met le projecteur sur les sculptures étranges de Braque, réhabilite Girodet et Flaxman, redonne ses lettres de noblesse au music-hall ou publie un livre sur Jean-Luc Vilmouth en 1986. « J’ai fait des livres parce qu’il n’y avait rien sur les sujets qui m’intéressaient. J’ai toujours aimé l’inédit, boucher les trous dans le mur de la culture, ou y ajouter des briques », explique l’intéressé. Passionné par la typographie et les arts populaires, il publiera aussi des livres sur la mode avant que les rapports entre art et mode ne se muent en marronniers. « Il a toujours aimé les choses excentriques, dans le vrai sens du terme “excentré”, les fantaisies, les raretés », rappelle l’historienne de l’art Catherine Strasser. Damase ne s’intéresse guère à la politique ou aux questions sociales. Même signés de grands noms, les textes de ses livres font de la figuration. « Colporteur d’images » selon sa formule, l’éditeur ne saisit du monde que ce qui peut nourrir ses penchants d’esthète.
Pour décrire son travail, Damase use de métaphores tantôt musicales – « partition », « rythme » – tantôt cinématographiques – « zooms », « gros plans ». « Ses livres sont ceux d’un artisan, car il supervisait tout, faisait lui-même les maquettes au ciseau, mais aussi d’un artiste inspiré. Il avait la même curiosité que Jean-Jacques Pauvert ou Christian Bérard, une capacité à créer sans lourdeur, sans tambour ni trompettes », indique l’éditrice Anne de Margerie. Proche dans l’esprit du graphiste Roman Cieslewicz, Damase savoure les rapprochements étonnants, les courts-circuits visuels entre un Smiley et une amphore, comme dans Circus. À sa façon, il répond à la définition de la beauté selon Lautréamont : la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie. « Chaque livre est une création en soi, qui n’est pas justifiée par une demande ou un marché. Damase est l’éditeur du bon plaisir, ou plutôt de son bon plaisir, observe le libraire Pierre Durieu. Ses livres sont immédiatement reconnaissables, même si chacun possède sa propre fiche d’identité. Les maquettes ont un équilibre qui leur est propre, des couvertures simples, une gaieté fondamentale, jamais de vulgarité. Un éditeur paresseux ferait le même logo. Lui change à l’intérieur d’une même collection, fait des glissements subtils. » Une subtilité qui semble avoir déserté l’édition d’art… « Les Français ne sont pas sortis des ornières du XIXe siècle, déplore Damase. La mise en page est mortelle, tout est uniforme. Hormis quelques livres intelligents sur des sujets précis, on retombe sur les mêmes sauces. Un livre digne de ce nom doit avoir du corps, il doit respirer, enflammer les gens qui le touchent. Il faut apporter du glamour aux bouquins ». Toujours au taquet, captant l’air du temps tel un buvard, l’homme s’emballe davantage pour les magazines entassés dans son petit appartement. « Jacques est un papivore, mais pas un malade du papier. Ce sont des papiers choisis », note l’éditeur Jean-Noël Flammarion. Il ajoute : « Jacques n’a jamais fait trop de livres ou des livres inutiles. » Les siens ne sont nullement datés, alors que rien ne se démode plus vite que le graphisme.
Affect exacerbé
Bien que moult fois copié par des confrères sans vergogne, Damase n’a pas pour autant fait école. « Jacques n’était pas dans le grand fleuve, il ne s’est jamais inscrit dans le courant de la distribution, explique Anne de Margerie. Si vous n’aviez pas envie de jouer le jeu de Saint-Germain des Prés, vous vous trouviez satellisé dans l’édition. » D’après Patrick Raynaud, « Jacques ne s’est jamais préoccupé de sa communication, autrement il aurait fait des études de marché, choisi certains types de sujets. Il avait besoin d’amour, pas tellement de reconnaissance ». Cet affect exacerbé l’a même parfois rendu abrupt, par temps d’ivresse. « Il avait tellement besoin d’être aimé, que si ça ne venait pas, il pouvait être odieux », confie un familier.
Cet homme, qui ne s’est jamais économisé, est aujourd’hui visiblement blessé, encore en convalescence. Un procès dévastateur de dix ans, intenté par les petits-fils de Sonia Delaunay pour le déchoir de son droit moral sur l’œuvre de l’artiste, l’a mis sur la paille et contraint de vendre sa collection en 1994 chez Briest. De nombreux observateurs jugent la sentence inique. « Le compagnonnage de Jacques avec Sonia Delaunay fut constant, attentif, efficace, insiste Germain Viatte, ancien directeur du Musée national d’art moderne. Il a beaucoup apporté pour sa reconnaissance en tant qu’artiste vivant, jeune d’une certaine façon. Il a veillé à ce qu’elle ne soit pas enfermée dans une période historique. » Depuis le jugement, Damase vit au jour le jour. Seuls son inébranlable appétit visuel et son rêve d’éditer un livre sur l’esthétique du combat depuis l’Antiquité le gardent en éveil. Mieux, en vie.
(1) Jacques Damase et Francis Voisin, Atao, Jacques Damase éditions – Galerie de Varenne, 2003.
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Jacques Damase, éditeur
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Abonnez-vous dès 1 €1930 : Naissance à Brest
1965 : Rencontre avec Sonia Delaunay et ouverture de sa galerie Rue de Varenne à Paris
1979-1980 : Exposition hommage au Centre Pompidou
1994 : Vente aux enchères de sa collection chez Briest
2003 : Publication d’Atao
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°288 du 3 octobre 2008, avec le titre suivant : Jacques Damase, éditeur