Trois ans après avoir reçu une donation de 45 œuvres d’Henry Darger, le Musée d’art moderne de la Ville de Paris rend hommage à cette grande figure de l’« outsider art ».
PARIS - L’art brut doit-il entrer dans les collections permanentes des musées d’art moderne et contemporain ? La question a taraudé les directeurs d’institutions françaises, qui ont préféré temporiser. Il faudra attendre 2010 pour qu’une collection publique, celle du LaM à Villeneuve-d’Ascq (Nord), accueille en son sein cet art spontané, longtemps dissimulé dans les asiles psychiatriques et les jardins secrets de collectionneurs, en lui offrant une aile de son nouveau bâtiment.
C’est au tour, aujourd’hui, du Musée d’art moderne de la Ville de Paris (MAMVP) de lui ouvrir ses portes, non sans une certaine appréhension de la part de Fabrice Hergott, le directeur de l’institution. Celui-ci évoque dans la préface du catalogue « l’effroi » que lui inspire son « audace » de laisser entrer ces œuvres qui ne peuvent, souligne-t-il, que « changer le profil de la collection ».
Cette inquiétude suffit-elle à expliquer que l’exposition « Henry Darger » ne soit ni annoncée ni fléchée dans le hall d’entrée du MAMVP ? Et que celle-ci ait été reléguée dans quatre salles abritées en son sous-sol ?
Une vie solitaire et recluse
Qui était Henry Darger (1892-1973) ? « Je détestais la perspective de me voir adulte. Je n’ai jamais voulu grandir », écrivait dans L’Histoire de ma vie (éd. Aux forges du Vulcain, 2014) cet homme qui produisit, dans le plus grand secret, une œuvre littéraire et picturale d’une ampleur peu commune : un récit épique de 15 000 pages, The Story of the Vivian Girls…, illustré par d’étonnantes compositions colorées exécutées à l’aide de collages et montages. Il occupa plusieurs emplois modestes dans des hôpitaux de Chicago et vécut une vie solitaire jusqu’à sa mort en 1973, à l’âge de 81 ans. Des photographies panoramiques tapissant les murs de la première salle de l’exposition montrent sa chambre-atelier remplie du sol au plafond d’objets divers. Une impression d’étouffement et de malaise se dégage de cette accumulation, impression qui perdure devant La Bataille de Calverhine, un grand paysage dépeignant un champ de bataille dévasté par des feux et des explosions desquels émergent des nuages de fumée.
Ce collage, achevé en 1929, rendant compte du chaos engendré par la guerre, est l’une des premières étapes de la grande saga guerrière, contée et mise en images par Henry Darger. Une guerre sans fin menée par les Angéliniens pour libérer des centaines de milliers d’enfants tenus en esclavage par le peuple des Glandéliniens. Ces derniers sont emmenés par des généraux habillés en tenue d’apparat qui défilent sous nos yeux. Parmi eux, le terrible Jonhston Jacken Manley inspiré d’une photographie du tsar Nicolas II de Russie que l’artiste a, selon une technique éprouvée, recopiée sur du papier carbone avant de la décalquer puis de la colorier dans d’enfantins tons pastel.
Fillettes héroïques
Aux 45 œuvres léguées au musée par Kiyoko Lerner (la femme de Nathan Lerner, décédé en 1997, qui était le logeur de l’artiste à Chicago) s’ajoutent des prêts du MoMA de New York, de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, de l’Intuit à Chicago et du collectionneur Antoine de Galbert.
Les pièces les plus saisissantes sont les grands panoramas de format horizontal, longs parfois de plus de 3 mètres. « Les détails abondent dans ces œuvres très denses noyant la narration dans un chaos que Darger cherche à rendre visuellement par l’accumulation et l’usage de lignes forces diagonales », explique Choghakate Kazarian, la commissaire de l’exposition.
Les sujets de prédilection de Darger sont les guerres, les catastrophes naturelles, l’imagerie catholique et l’enfance ballotée et en lutte permanente contre des adultes violents qui ne cessent de les opprimer et de les martyriser. Les héroïnes de ses fresques, les Vivian Girls, sont de mignonnes petites filles blondes qui défient les adultes et leur résistent courageusement. Elles apparaissent tantôt nues et dotées d’un pénis, tantôt élégamment habillées de vêtements de couleurs vives. Ces fillettes héroïques dirigent des armées, négocient des traités et espionnent les lignes adverses. Pour échapper à leurs ennemis, elles se dissimulent (Seconde bataille de McHollester Run), tentent de fuir (A Wickey dan sont persuivies [sic]) et traversent des champs encombrés de cadavres d’enfants étranglés, éventrés ou démembrés (A Jennie Richee s’enfuient… [sic]). Ces atrocités trahissent-elles des traumatismes vécus par l’artiste dans l’Asylum for Feeble-Minded Children où il fut enfermé dans l’Illinois étant enfant ? Ou dénoncent-elles la violence omniprésente et le tragique d’une époque qui s’évertue à faire prévaloir les principes présumés masculins de rationalité et de compétition au détriment des valeurs dites féminines d’intuition et de coopération ?
Commissaire de l’exposition : Choghakate Kazarian
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Quand l’art brut sort de son ghetto
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Jusqu’au 11 octobre, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 11, av. du Président-Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00, www.mam.paris.fr, tlj sauf lundi 10h-18h, jeudi 10h-22h, entrée 5 €. Catalogue, éd. Paris Musées, 35 €.
Légende photo
Henry Darger, à Mc Calls Run Coller Junction une Vivian Girl sauve des enfants étranglés par un phénomène de forme effroyable, reports au papier carbone, crayon graphite, aquarelle, gouache et collages sur papier vélin, 48 x 61 cm, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, Paris. © 2015 Kiyoko Lerner. Photo : Eric Emo/Musée d'Art Moderne/Roger-Viollet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°439 du 3 juillet 2015, avec le titre suivant : Quand l’art brut sort de son ghetto