Celle qui se revendique avant tout comme photographe puise dans son enfance et ses études d’ethnologie pour rendre compte de la singularité des personnes et des lieux. Le Jeu de paume lui consacre une rétrospective.
Tania Carl est la figure centrale de « Blues », la dernière série réalisée par Valérie Jouve à l’occasion de la rétrospective que lui consacre le Jeu de paume, à Paris. Depuis qu’elles se sont retrouvées en 2007 à Saint-Étienne après s’être perdues de vue pendant plusieurs années, la seconde n’a eu de cesse de photographier la première. Elle l’a également emmenée en Palestine, à Jéricho où elle demeure quand elle n’est pas à Paris ; une partie des séquences de « Blues » ont d’ailleurs été conçues dans la maison qu’elle loue dans cette ville construite en plein désert où elle aime se retirer. « À 17 ans, nous fréquentions les mêmes bars à Saint-Étienne. Nous étions des amies très proches », explique Valérie Jouve.
Le peuple, la rue
Tania Carl, « la chanteuse de blues vagabonde » comme la photographe la décrit, vit aujourd’hui au Guatemala. Son modèle, elle a été la filmer, l’enregistrer dans ce pays qu’elle ne connaissait pas. Sept séquences filmiques composent au final cet ensemble visuel et musical aux sonorités puissantes, mélancoliques et troublantes par les regards croisés portés sur le monde, manifeste d’une vision que chacune porte en partage.
« La force intérieure, la puissance de vie et la capacité de résistance » qu’évoque Valérie Jouve quand elle parle de Tania Carl font écho à celles de l’artiste, au milieu populaire aussi dont toutes deux sont issues et auquel elles tiennent, fières de leur culture d’origine et « déterminées à la faire entendre ». Dans l’entretien réalisé pour le catalogue de l’exposition par Marta Gili, directrice des lieux, et Pia Viewing, commissaire chercheur, Valérie Jouve le rappelle : « Les photographies que j’ai réalisées à la fin des années 1980 accompagnaient ce monde du peuple auquel j’appartiens. Et cette œuvre est une façon de réaffirmer l’origine de ce travail qui en fait aussi le sens et qui, aujourd’hui particulièrement, clame qu’il n’en sera pas autrement : ce peuple existe encore et je lui ressemble. » À travers ses photographies ou films, Valérie Jouve porte haut cette revendication de sa voix grave, franche, tendue et concentrée. Elle le reconnaît : son travail n’aurait jamais existé si elle n’était pas née à Firminy (Haute-Loire) et n’avait grandi, vécu dans cette ville minière et industrielle bouleversée dans les années 1970-1980 par la fermeture des puits et des usines, tout comme Saint-Étienne, située une dizaine de kilomètres. « Même la lumière de mes images, leurs couleurs sourdes ramènent à celles connues à Firminy ou à Saint-Étienne », relève-t-elle.
« Par leur urbanisme, leurs évolutions sociales, Firminy, Saint-Étienne ou Marseille ont été des villes extrêmement fondatrices pour elle », souligne l’historienne Arlette Farge, spécialiste du XVIIIe siècle et auteure de quelques-uns des textes les plus sensibles et pertinents sur Valérie Jouve. La rue, qu’elle préféra très tôt à l’univers familial, eut aussi son importance. « Je suis une enfant de la rue. J’ai vécu toute mon enfance sur le site de Le Corbusier, qui à l’époque était très mal famé, dit-elle. La rue me nourrit beaucoup. Il y a une sagesse de la rue. » L’âpreté, la violence de l’urbanisme et de l’architecture des villes modernes imposés au paysage et à ses habitants est une lecture extérieure qui n’est pas la sienne. Elle préfère relever la beauté de leur rythmique. Valérie Jouve a beaucoup photographié, filmé des paysages de banlieue et le rapport au rural de ces ensembles. Ce sont les paysages, les territoires de son enfance. À Marseille, où elle a vécu dix ans, elle les a retrouvés. Ils l’ont construit.
Saint-Étienne, Marseille, Jéricho
« Les Personnages », « Les Façades » ou « Les Situations » – pour ne citer que ces corpus emblématiques de l’œuvre –, chacune de ces thématiques évoque la manière dont l’individu habite son quartier, sa ville, le paysage où il vit, travaille, circule, et les relations qu’il entretient avec lui. L’identification des lieux ou des personnes photographiées n’est jamais mentionnée dans la légende. « Cela veut dire quoi l’identité ?, rétorque-t-elle. La situation des personnes qui habitent dans les banlieues est la même que pour celles qui vivent dans les territoires occupés [de Cisjordanie, NDLR]. Leurs habitants ont le même vocabulaire. Saint-Étienne, Marseille ou Jéricho ont des similarités dans la manière dont l’architecture occupe d’autorité le territoire ou dans l’interaction de leurs habitants avec le lieu où ils vivent. » Au Jeu de paume, les images réalisées en Cisjordanie viennent ainsi résonner avec celles de Saint-Étienne, de Marseille, et le corpus des « Arbres » réalisé en grande partie dans les Cévennes. Le choix n’est pas anodin, il est une manière pour la photographe de corriger l’approche de l’exposition « En attente », au Cabinet d’art graphique du Centre Pompidou en 2010, centrée sur son séjour à Jérusalem-Est et dans les territoires autonomes palestiniens. « Tout mon travail tente de porter la voix d’un monde, d’un peuple maltraité, au vécu et à la culture qui n’ont pas ou plus de visibilité », rappelle-t-elle pour clore ce chapitre.
Valérie Jouve dit avoir beaucoup regardé les photographies de Paul Strand, la manière de placer un corps dans son contexte, de rendre compte de la relation entre le lieu et la figure. « L’image du corps, le corps de l’image chez Valérie Jouve est un corps qui a une perception du territoire urbain ou périurbain, qui s’y projette », note Marta Gili. Le titre choisi pour la rétrospective de son œuvre, « Corps en résistance », définit à cet égard autant son travail irrigué par la notion de corps, de corporalité, que l’itinéraire, la personnalité et le physique de son auteure, frêle, sec et en tension. Résister plutôt que subir.
« Comprendre la société »
Quand Valérie Jouve quitte Saint-Étienne pour Lyon, le baccalauréat en poche, c’est pour se construire à distance de sa famille ; de la même manière, le choix de l’anthropologie répond à son besoin « d’observer, de comprendre la société des hommes qu’elle avait eu tant de mal à saisir » durant l’enfance et l’adolescence. Le passage de l’anthropologie à la photographie est né lui aussi d’une rupture : elle réagit alors à la manière qu’a cette discipline de classifier les êtres sans prendre en compte leur singularité. C’est son sujet d’étude dans les quartiers de La Mulatière et des Minguettes sur la « deuxième génération née de l’immigration », puis la réception de ses photographies destinées à illustrer son mémoire qui l’ont amenée à s’éloigner de l’anthropologie et la sociologie. La rencontre avec ces habitants de la banlieue lyonnaise « rentrait en résonance avec mon histoire personnelle et me renvoyait à des imaginaires qui dépassaient le strict cadre social », souligne-t-elle. « Par la photographie, j’affirmais au contraire la singularité de chaque être indépendamment de son statut et de son origine sociale. » « À travers l’image, je tente de déjouer les réponses, d’ébranler les explications logiques des sciences humaines, mais aussi de créer un rapport moins figé au monde, de trouver un langage plus apte à exprimer mon rapport à celui-ci, un peu plus poétique », précise-t-elle dans l’entretien cité plus haut. « Valérie Jouve est en symbiose avec les œuvres qu’elle produit », note Pia Viewing, tout particulièrement avec les personnes modestes qui constituent la plupart de ses portraits. « Je suis à l’aise avec eux », dit encore l’artiste.
Décalage
Si l’entrée à l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles lui a permis de s’engager en 1987 dans cette voie, ces trois années n’ont pas été faciles à vivre. « Par manque de confiance, des doutes face à ces autres étudiants issus de milieu cultivé », confie-t-elle. De la même manière, il ne lui fut pas facile de se montrer spontanément enthousiaste quand Philippe Vergne l’invite en 1995 à participer à l’exposition collective « Les Visiteurs », présentée au Musée d’art contemporain de Marseille, pourtant la première à laquelle on la conviait. Elle hésite aussi un instant à répondre par l’affirmative lorsque Anne de Villepoix lui propose d’intégrer sa galerie, malgré l’intérêt et la visibilité que cette proposition représentait pour la parfaite inconnue qu’elle était alors. Si la reconnaissance immédiate des institutions publiques et de collectionneurs privés, à laquelle travailla la galeriste parisienne, l’a soutenue, là encore Valérie Jouve relève rétrospectivement un décalage. « Une confusion énorme à propos de mon travail s’est développée, affirme-t-elle. Je ne suis absolument pas une artiste contemporaine. Je suis une photographe avec une vraie culture photographique. “Les Personnages” sont devenus les icônes de Valérie Jouve, on ne voyait pas du tout le travail tel qu’il était alors que “Les Personnages” accompagnent les autres images. »
L’œuvre de Valérie Jouve, depuis 2006 représentée par la galerie Xippas, a évolué sans jamais se départir de ce regard analytique, politique et poétique porté sur ce que la société a fabriqué, fabrique et induit en comportements ; discrètement, la combattante qu’elle est au fond traverse son époque, en donne les stigmates et l’interroge dans sa dureté, ses injustices et sa puissance de vie. Adhérer ou non à un parti politique : Valérie Jouve s’est souvent posé la question. « Je ne l’ai pas fait en raison des jeux de pouvoir qui y règnent. Je suis allergique à toute forme d’autorité », explique-t-elle. Et à toute forme de récupération.
1964 : Naissance à Firminy (Haute-Loire).
1984 :Licence d’ethnologie, université de Lyon-II.
1990 : Diplômée de l’École nationale supérieure de la photographie, Arles.
2002-2003 : Lauréate du prix Georges-de-Beauregard pour son film Grand Littoral.
2002 : Exposition personnelle au Fotomuseum Winterthur (Suisse).
2010 : « En Attente », Galerie d’art graphique, Centre Pompidou.
2013 : Remporte le prix Niépce.
2014 : « Cinq femmes du pays de la Lune », exposition au Mac/Val, Vitry-sur-Seine.
2015 : « Corps en résistance », rétrospective au Jeu de paume jusqu’au 27 septembre.
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Valérie Jouve : photographe et réalisatrice
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Abonnez-vous dès 1 €Valérie Jouve. © Photo : Julie Pradier & Emilie Vialet.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°437 du 5 juin 2015, avec le titre suivant : Valérie Jouve : photographe et réalisatrice