C'est en 1963 qu’Anne et Jean-Claude Lahumière ont ouvert leur galerie à Paris. « 60 ans de mariage grâce à l’art ! », précise Anne, Jean-Claude étant décédé en mai 2014 à l’âge de 84 ans.
La galerie a participé à la première Foire de Bâle en 1970, et depuis, à toutes ses éditions successives. Ils ne sont que deux dans ce cas, avec Hans Mayer à Düsseldorf. Trois si l’on compte David Juda, le fils d’Annely qui était elle aussi une pionnière bâloise. À l’occasion de la 46e édition d’Art Basel, Anne Lahumière revient sur la façon dont elle a vécu cette histoire.
En 2015, la Foire de Bâle n’a évidemment rien à voir avec celle de 1970. Mais à vos yeux, qu’est-ce qui a changé ?
Tout. Déjà, il faut se rappeler que la première édition s’était tenue dans une sorte de hangar, à gauche des bâtiments actuels, où se trouve maintenant un grand hôtel. Je me souviens qu’il y faisait très chaud, avec une lumière qui tombait du plafond, sans climatisation. Les organisateurs ouvraient donc les portes sur la rue, les gens entraient, se baladaient, sortaient, revenaient. Il n’y avait aucun contrôle, aucun problème, tout le monde se marrait. C’était vraiment un moment très agréable.
Vous souvenez-vous de votre premier stand ?
Je ne risque pas de l’oublier. Jean-Claude m’avait dit : « je sais faire des stands, je m’occupe donc du nôtre ». Il avait décidé d’exposer une suite de Jean Dewasne de 14 m de long, plus grande que la taille du stand. Nous avons donc créé une sorte de vague magnifique, mais c’était très complexe à monter et, au moment du vernissage, on était encore en train de clouer. On a quand même fini l’installation dans la soirée mais je lui ai dit : « chéri, l’année prochaine je préfère quatre murs tout simples ». Parce que là c’était trop stressant.
Art Basel était-elle plus ludique et décontractée qu’aujourd’hui ?
La foire a eu un succès immédiat. [Le commissaire d’exposition] Harald Szeemann avait amené tous ses amis, ses clients, en leur disant : « venez voir il y a Dewasne, c’est un peintre formidable ! ». Nous présentions de lui cette édition de 14 estampes, « La longue marche », tirée à 100 exemplaires ; je ne sais plus exactement combien nous en avons vendus, mais nous étions contents. Grâce à lui, j’ai pu compter mes sous sur le canal de Saint-Louis à la fin de la manifestation, c’était génial ! Voilà le souvenir de cette première foire qui me vient immédiatement à l’esprit.
Rappelons également que, pendant très longtemps, on recevait automatiquement une invitation d’une année sur l’autre. Il n’y avait pas encore ce contrôle, cette sélection instaurée par la suite. Il y avait eu dès le départ de très bonnes galeries et il n’y avait pas de pression, pas de lobbying. Ce n’est qu’à la 20e édition qu’ils ont changé les conditions d’admission en créant un comité de sélection, auquel j’ai participé pendant onze ans. Il nous fallait refuser un certain nombre de galeries qui ne correspondaient plus à l’orientation de la foire. Mais je peux garantir que le comité, à l’époque, faisait très bien son travail, parce que ses membres étaient nombreux et au nombre de deux par pays. Avec Yvon Lambert, nous ne sélectionnions, nous, que les Français, comme les autres duos le faisaient pour leurs compatriotes. Ensuite les dossiers passaient de main en main, et à la fin, tout le monde donnait son avis. La sélection était ainsi très juste.
Pensez-vous qu’elle le soit moins aujourd’hui ?
C’est très différent. On a beaucoup plus affaire à une « peopolisation » et je pense que le critère de qualité est quelquefois remplacé par celui de l’image de marque… et bien évidemment aussi par celui des moyens financiers. On parle aujourd’hui de la grande galerie d’untel ou untel. Et cela est également vrai pour les artistes. Cela dit, Bâle reste sans contexte la plus grande foire du monde parce qu’elle a su garder au meilleur niveau ses différents secteurs, qu’il s’agisse du côté classique, de la sélection des jeunes ou des éditeurs. Il y a une très grande variété et une très grande qualité.
Estimez-vous que, pour les galeries, hors de Bâle point de salut ?
Non, car il existe beaucoup d’autres manifestations. Mais il est certain qu’il faut faire les foires. Notre métier de galeriste est malheureusement aujourd’hui extrêmement concurrencé par les ventes publiques, et les foires sont un contrepoint à cela. Elles permettent de nous montrer aux confrères, aux critiques, aux conservateurs, aux collectionneurs, etc., ce qui est important puisque les gens viennent de moins en moins nous voir dans nos galeries. Il faut cependant bien choisir les foires où exposer et je l’ai suffisamment expérimenté : j’en ai fait des dizaines et des dizaines, de Hongkong à Los Angeles, Bruxelles, Londres, Abou Dhabi (où je n’ai strictement rien vendu). J’ai fait l’une des premières à Berlin il y a trente ans, je suis allé onze fois à Chicago. J’ai participé 38 fois à la Fiac [Foire internationale d’art contemporain], dès la première édition en 1974 et en continuité, jusqu’à ce que nous en soyons exclus en 2008, de façon incompréhensible, puisque nous proposions « Auguste Herbin et son cercle » sous le commissariat de Serge Lemoine [historien spécialiste de la période et alors président du Musée d’Orsay, NDLR] !
Cela dit, le choix d’une foire dépend des œuvres et des artistes que l’on veut y montrer, il faut savoir comment ils vont être accueillis ici ou là. Le courant que nous avons toujours exposé, Jean-Claude et moi – un art construit, représenté par des artistes principalement français – n’a pas toujours été, facile à défendre, d’autant que cette direction n’a jamais vraiment été soutenue par la France elle-même.
Comment expliquez-vous votre longévité à Bâle ?
Justement, ce que nous présentons n’y est pas inconnu et y est même bien accepté. Les Suisses connaissent très bien Jean Gorin, toute l’école de Zurich, Gottfried Honegger. Et puis, avec le temps, certains de nos artistes sont devenus des « classiques », Dewasne, Vasarely, Auguste Herbin (pour ces deux derniers, nous avons d’ailleurs présenté récemment des expositions à Zurich) ; ils correspondent au pays. Je pense aussi représenter une galerie française importante aux yeux de la direction de la foire, parce que j’ai toujours eu le courage de me fixer une ligne de conduite sans y déroger.
Il se dit souvent que, sur un plan économique, une « bonne foire de Bâle » garantit une bonne année. Que représente-t-elle pour vous dans votre chiffre d’affaires ?
C’est tout à fait vrai. La preuve, Bâle représente en moyenne 60 à 70 % de mon chiffre d’affaires annuel. À ce niveau, il n’y a que Bâle. La foire a une telle réputation… L’aéroport en est à refuser les jets privés parce qu’il y a des problèmes de stationnement ! Pour comprendre, il suffit de regarder leur organisation : il y a une journée VIP avec un grand V : le « super VIP » est invité le premier jour à 11 heures, suivi du VIP de l’après-midi. Ensuite il y a le « vip » du lendemain. Et puis, à un moment donné, le public peut enfin venir. C’est devenu fou. J’ai fait une vente à un confrère qui, n’ayant pu rentrer, me réservait, posté à l’extérieur, une œuvre de Vasarely en me disant « c’est pour moi ». Et ce premier rush est extraordinaire, cela ne se passe dans aucune autre foire. J’ai mis dix ans avant de vendre ma première œuvre à la Fiac. À l’époque, je partais à la Foire du livre de Francfort où je vendais des estampes pour payer le stand parisien.
À Bâle, tous les exposants viennent avec leurs meilleures pièces qu’ils gardent uniquement pour cet événement. Et puis à Bâle, il y a toujours l’après-Bâle, comme dans d’autres foires d’ailleurs, c’est-à-dire des contacts et des ventes qui se concrétisent plus tard dans l’année. Pour revenir à ce qui a beaucoup changé, je dirais qu’à l’époque il n’y avait pas Internet, pas les prix sur Artprice. On était encore dans l’art.
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Anne Lahumière : « À l’époque, on était encore dans l’art »
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Abonnez-vous dès 1 €Anne Lahumière. Courtesy Galerie Lahumière, Paris.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°437 du 5 juin 2015, avec le titre suivant : Anne Lahumière : « À l’époque, on était encore dans l’art »