Venise

Tensions corporelles

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 21 avril 2015 - 717 mots

À la Punta della Dogana, Danh Vo déploie un accrochage de la collection Pinault tout en tensions maîtrisées.

VENISE - Raide et légère à la fois. Raide dans les questions qu’elle aborde, des thèmes sombres tels le corps blessé et démembré, la folie et l’enfermement, le sida et la perte notamment. Mais légère dans son traitement, ce qui n’est pas à entendre dans le sens de futile, mais plutôt de délicat, sans pathos ni prise de parole agressive ou excessive. Voilà comment se donne à voir, à la Punta della Dogana, à Venise, le nouvel accrochage de la collection de François Pinault pensé pour la première fois par un artiste, Danh Vo en l’occurrence, avec l’aide de Caroline Bourgeois.

Pourquoi choisir un artiste afin de déployer cette quatrième lecture de la collection en ces lieux est une question qui immédiatement surgit. « Nous avons voulu renouveler la manière dont est montrée la collection, qui ne se fasse ni dans l’écriture de l’histoire, car nous ne sommes pas une institution, ni dans l’étalage, mais aussi dans la façon d’appréhender l’espace et de jouer avec la monumentalité, en la prenant à rebours avec des œuvres dont il faut s’approcher. Nous suivons Danh Vo depuis un moment et il a déjà montré par ailleurs qu’il peut être un bon commissaire, sans jouer au démiurge qui instrumentalise les artistes et les œuvres, mais en développant à l’inverse un esprit collectif », relève Martin Bethenod, directeur du Palazzo Grassi et de la Punta della Dogana. Sont présentées des œuvres de la collection, incluant quelques-unes de l’artiste vietnamien lui-même, mais aussi des prêts, notamment d’œuvres et de manuscrits anciens en provenance d’institutions vénitiennes que sont les Galeries de l’Accademia, la Fondation Giorgio Cini et le Museo Correr.

L’intérêt du parcours tient pour beaucoup dans un attachement manifeste à remettre au premier plan des problématiques aux accents sociaux et sociétaux très prononcés – le féminisme, le sida, les marges… –, tout en insistant sur le caractère imprévu de la vie humaine et de son déroulement, sur l’accident qui produit des choses ou du sens, comme ce portrait du Christ de Giovanni Bellini, en fait un morceau d’un large panneau figurant la Transfiguration que l’un de ses possesseurs a découpé, la faisant ainsi changer de statut dans le temps. La blessure amène alors des formes nouvelles, comme il est possible de le voir sur deux formidables nouvelles œuvres de Jean-Luc Moulène qui chacune procède du frottement l’une contre l’autre de deux sculptures de pierre, jusqu’à ne plus donner à voir qu’un motif hybride, une fois fixées l’une à l’autre après l’arrêt du processus de destruction.

Face à face loquaces
Parfois les liens tissés entre les œuvres sont bien trop évidents pour être pertinents, comme des manuscrits enluminés en relation avec les petites carapaces luxueuses que se constituent Les Trichoptères d’Hubert Duprat dans le lit de leur rivière. Quand certaines des œuvres de Danh Vo elles-mêmes, contractions maladroites de deux sculptures d’époques différentes qui n’en forment plus qu’une – du bois à l’aspect médiéval et du marbre évoquant l’antique par exemple –, sont bien trop évidentes pour laisser l’esprit s’échapper au-delà. Ailleurs, à l’inverse des associations, fonctionnent remarquablement, comme une belle Sculpture-lampe (1970) en forme de fleur d’Alina Szapocznikow et un monochrome de Franceso Lo Savio qui n’est que traces de poussière (Spazio Luce, 1960). Quelques fortes figures sont mises en avant, telle Lee Lozano dont les tableaux volontairement irrévérencieux – un buste de femme nue portant une immense croix de bois notamment – évoquent inlassablement le pouvoir et l’oppression du corps et du sexe, ou cette redécouverte de Martin Wong, peintre américain mort du sida en 1999, figure de l’East Village new-yorkais des années 1980, dont l’œuvre fut particulièrement attentive aux contre-cultures et à la problématique urbaine.

Si l’accrochage demeure subtil et délicat, à beaucoup d’endroits affleurent des tensions fortes qui confèrent à l’exposition un véritable caractère, que Danh Vo semble vouloir aller chercher dans la contradiction lorsqu’il affirme : « Je ne suis pas particulièrement intéressé par les choses qui font sens entre elles, mais plutôt par le fait de rapprocher des choses qui ensemble vont générer des contradictions qui, elles, font ou disent quelque chose. »

SLIP OF THE TONGUE

Commissaires : Danh Vo et Caroline Bourgeois
Nombre d’artistes : 52
Nombre d’œuvres : 170

SLIP OF THE TONGUE

Jusqu’au 31 décembre, Punta della Dogana, Dorsoduro 2, Venise, Italie, tél. 39 041 523 1680, www.palazzograssi.it, tlj sauf mardi 10h-19h, entrée 15 €. Catalogue à paraître.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°434 du 24 avril 2015, avec le titre suivant : Tensions corporelles

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