Cet inclassable a multiplié depuis cinquante ans les revirements et ruptures esthétiques. Une posture radicale qui peut expliquer qu’il soit aujourd’hui méconnu. Jean-Michel Sanejouand est exposé au Mamco à Genève.
« Il est le plus légitime de tous les ayants droit de Marcel Duchamp (1) », disait de lui, il y a quinze ans, Didier Ottinger, aujourd’hui directeur adjoint du Musée national d’art moderne, visiblement séduit par l’« irréductibilité » de son travail.
Depuis vingt-cinq ans, Jean-Michel Sanejouand peint des cailloux, ses ready-made à lui. Des silex qu’il glane sur les chemins pierreux de Vaulandry (Maine-et-Loire) avant de les assembler et de les recouvrir d’une peinture satinée noire. Cette passion née en 1989 sous le signe de l’autodérision ne l’a pas quitté en ce début de XXIe siècle « bling-bling » où des lapins en acier inoxydable brillent de tous leurs feux au dernier étage du Centre Pompidou.
En 2014, il a fêté ses 80 ans sur ses terres angevines. C’est ici, près de Baugé, qu’il a posé ses valises en 1993, dans une ancienne ferme isolée, perdue au milieu des champs. « Nous avons vécu trente ans dans un appartement sur cour à Paris. Nous recherchions l’exact opposé !», lance Jean-Michel Sanejouand, rivé sur une chaise, jambes et bras croisés, avant d’éclater de rire.
Son atelier occupe l’extrémité d’une longère. Il est habité par tout un peuple de silex en équilibre instable posés sur des sellettes ou des plaques blanches en bois à même le sol. Petit théâtre d’ombres, ils sont alignés les uns à côté des autres dans l’espace monacal de la pièce. « Nous sommes sur terre, c’est sans remède ! », murmurent-ils à l’unisson de Hamm, le protagoniste principal de Fin de partie (1957) de Samuel Beckett. « J’ai bouclé la boucle, je suis revenu aux pierres ! », observe l’artiste, l’air espiègle et la voix chaude, en évoquant ses premiers équilibres de galets. C’était il y a plus de cinquante ans, au début des années 1960.
Impertinent, irréductible et radical. C’est ainsi que le définissent ses observateurs les plus attentifs. Sabre au clair, aux avant-postes de l’avant-garde, Jean-Michel Sanejouand s’est construit en s’opposant. Il a livré bataille contre la peinture abstraite des années 1950, contre le pop art new-yorkais, contre le marché et le système de l’art.
Charges humoristiques
Né en 1934 à Lyon d’un père bourguignon et d’une mère savoyarde, ce fils unique élevé de manière libérale a passé sa scolarité à dessiner en cachette. Dans la capitale des Gaules, il fait Sciences Po et droit pour faire plaisir à son père, avant de bifurquer vers l’art pour satisfaire son « désir de liberté ».
Après s’être frotté sans enthousiasme à la peinture abstraite, il assemble en 1962, en autodidacte, ses premiers « Charges-objets », donnant ainsi libre cours à son humour et à son impertinence. Les dents acérées de la chaîne d’une tronçonneuse rouge vif mordent un coussin jaune pâle (Juan-les-Pins). La masse noire et pesante d’une batterie d’auto adresse un clin d’œil à un étui en plastique d’un jaune pétant (Fulmen). Sortis de leur contexte, ces assemblages incongrus provoquent « l’arrêt et la stupeur ».
« J’ai voulu repartir à zéro et faire le contraire des minimalistes », explique l’artiste qui aime brouiller les codes en évoquant ces objets mutiques qui « perturbent l’espace », ces couples d’objets mal assortis qui n’ont rien à se dire. Ces charges humoristiques visent-elles à dénoncer l’absurdité d’une existence privée de sens ? le train-train d’une société de consommation où l’objet est fétichisé ? ou tentent-ils de s’inscrire dans l’héritage duchampien ?
« Duchamp a eu une ruse de Normand : il s’est voulu incomparable. Comment comparer, en effet, un porte-bouteilles avec une sculpture de Brancusi […] ? En se situant très habilement dans l’incomparabilité, il est devenu le leader idéal, pas trop exigeant, très sympa, fraternel. Pourquoi voudriez-vous qu’un jeune homme résiste à la tentation de faire partie, d’emblée, du club des affranchis ? Je n’ai pas résisté non plus (2) », glissait-il en 1997 avec son habituelle nonchalance. Ses « Charges-objets » font le « buzz », les expositions s’enchaînent à Paris : en 1968 à la galerie Yvon Lambert, en 1970 chez Mathias Fels puis en 1973 au Centre national d’art contemporain, l’apothéose.
Quarante ans après, en ce printemps 2015, Jean-Michel Sanejouand a les honneurs du Mamco, à Genève. Redécouvrant cette œuvre peu exposée hors de l’Hexagone, les visiteurs louent son caractère précurseur. « Il a réalisé ses sculptures mobilières vingt-cinq ans avant les “Furniture Sculpture” de John Armleder (3) », note la critique d’art Anne Tronche.
« J’ai pensé à [Jeff] Koons en observant une de ses sculptures de 1964, un gonflable posé sur un miroir, observe de son côté Olivier Antoine, son nouveau marchand. Sanejouand a utilisé des toiles de bâche avant [Daniel] Buren. Il a posé un objet sur un autre avant que Bertrand Lavier ne le fasse et déconstruit le tableau avant Supports-Surfaces, » souligne le responsable de la galerie Art : Concept. Ce dernier s’est fixé pour objectif de promouvoir son protégé à barbe blanche sur la scène internationale.
Des saynètes cocasses et érotiques
En 1967, Sanejouand abandonne les « Charges-objets » pour la conquête de l’espace. Il faut partir de l’espace, et non de l’objet, songe-t-il, car c’est lui qui prime. La première de ses « Organisations d’espaces » a pour cadre la cour d’honneur de l’École polytechnique. Là, il dresse des structures tubulaires monumentales perpendiculaires pour s’opposer, dit-il, à la pesanteur des habitudes visuelles. Sollicité par le critique d’art Pierre Restany qui rêve de transformer la cime du Vésuve en parc d’activité artistique, il songe un temps à lâcher par hélicoptère des blocs de glace à l’intérieur du cratère. Les galeristes d’alors, perturbés par ce changement de cap et cette démarche radicale jugée anti-marché, prennent leur distance.
Parallèlement à ses travaux dans l’espace, l’artiste inaugure une série d’œuvres sur papier, de petites saynètes cocasses et érotiques : ses « Calligraphies d’humeur ». Un mille-pattes rouge est porté à bout de bras par deux petits bonhommes. Un homme affublé d’un nœud papillon contemple un monumental phallus érigé sur un socle tandis qu’une belle aux seins nus à la coiffure arachnéenne détourne ostensiblement le regard. Ses œuvres figuratives, peintes à l’aide de pinceaux sur une toile, véritable crime de lèse-majesté, lui attirent les foudres des avant-gardes.
« Il est inclassable. C’est un homme qui ne fait pas de compromis. Il a déboussolé beaucoup de gens en passant d’un art très conceptuel à ses “Calligraphies d’humeur” », souligne Caroline Bourgeois, la conseillère en art de François Pinault. Selon elle, il aurait joué un rôle de défricheur avec ses « Organisations d’espaces ». « C’est désormais l’espace qui prime chez toute une génération d’artistes comme Pierre Huyghe », insiste l’ancienne directrice du Plateau, le centre d’art contemporain parisien qui l’a exposé il y a dix ans.
En 1978, nouveau revirement, il arrête ses petites saynètes érotiques pour s’attaquer aux « Espaces-Peintures », organisations imaginaires d’espaces imaginaires. « Je n’arrivais pas à mener à bien mes “Organisations d’espaces”. Elles me prenaient énormément de temps. Il me fallait des tas d’autorisations. J’ai décidé alors de les peindre », explique l’artiste pour expliquer ce nouveau cap. Ses collines, vallées et rivières, « ses compositions au millimètre et ses fonds d’une artificialité radicale », écrit Ottinger, se peuplent de petits personnages énigmatiques. Les couleurs, posées en larges aplats uniformes ou brossées au pinceau sur un fond blanc, sont pures et vives.
C’est paradoxalement de l’époque de cette nouvelle série – qui anticipe, dix ans auparavant, un retour vers la peinture figurative – que datent l’arrêt de la diffusion internationale de son œuvre et l’indifférence qu’elle suscitera par la suite, analyse l’historien de l’art Robert Fleck dans le catalogue de la rétrospective du Centre Pompidou en 1995.
Non-sculptures
Est-ce le manque de soutien sur la scène française d’un point de vue tant commercial que muséal qui explique que Jean-Michel Sanejouand soit aujourd’hui si méconnu et marginalisé ? « Il est plein d’humour et très cultivé. Mais il a toujours fait ce qu’il avait envie de faire, d’où ce parcours en dents de scie », indique Laurence Gateau, la directrice du Frac (Fonds régional d’art contemporain) des Pays de la Loire qui l’a exposé, en 2012, à Carquefou et à la HAB Galerie sur l’île de Nantes.
L’homme, que l’on décrit difficile, sourcilleux, ne serait-il pas le principal handicap de l’artiste ? « C’est un pince-sans-rire, un adepte de l’humour noir. Il peut aussi se montrer compliqué », observe Dominique Haim Chanin, la fille du marchand d’art Paul Haim qui était un ami de l’artiste.
À Vaulandry, Sanejouand a fini par abandonner complètement la peinture sur toile pour se consacrer à ses « non-sculptures ». Jour après jour, il assemble ses pierres comme il unissait dans les années 1960 une batterie avec une boîte en plastique. « Au départ, je les concevais comme des maquettes de sculptures monumentales comme celle qui est installée à Rennes sur la place de la gare (Le Magicien). Aujourd’hui, je me satisfais des sculptures de quelques centimètres de hauteur », note-t-il l’œil pétillant.
(1) in catalogue de l’exposition de l’École supérieure des beaux-arts de Tours, 2000.
(2) Entretien avec Louis Fardel, in catalogue J.-M. S., Sculptures et Sculptures-Peintures, Le Carré Saint-Vincent, Orléans, 1998 (consultable sur le site de l’artiste, www.sanejouand.com).
(3) in catalogue Rétrospectivement, coéd. Frac des Pays de la Loire, Carquefou/HAB Galerie, Nantes, 2012.
1934 Naissance à Lyon.
1962 Premiers « Charges-objets ».
1967 Début des « Organisations d’espaces ».
1973 Exposition au Cnac à Paris.
1976 Représente la France à la Biennale de Venise aux côtés notamment de Jean Pierre Raynaud et d’Alain Jacquet.
1986 Rétrospective au Palais des Beaux-arts de Lyon
1991 « Espaces-Peintures » au Musée d’art moderne et contemporain de Villeneuve-d’Ascq.
1995 Rétrospective au Centre Pompidou.
2012 « Rétrospectivement », au Frac des Pays de la Loire et à la HAB Galerie à Nantes.
2015 Exposition dans le cadre du cycle « Des histoires sans fin » au Mamco à Genève (jusqu’au 10 mai).
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Jean-Michel Sanejouand : artiste
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°433 du 10 avril 2015, avec le titre suivant : Jean-Michel Sanejouand : artiste