Peintre figuratif, Philippe Cognée interroge depuis plus de trente ans la matière picturale. Il questionne la représentation dans ses toiles floutées où tout semble vaciller, en passe de disparaître.
Perchée sur une colline, à l’extrémité d’une longue pelouse en pente douce impeccablement taillée, la maison fleure bon le confort bourgeois. Est-ce bien là la demeure de Philippe Cognée ? celle du peintre de la violence et de la fragilité du monde ? des barres d’immeubles vacillantes et des villes carcérales ?
L’après-midi est gris et pluvieux, la lumière laiteuse. Nous sommes à Vertou, une ville de 20 000 habitants coincée au sud de Nantes. De longs rubans bitumineux, hachés de ronds-points, bordés d’immeubles, de zones commerciales et de stations-service desservent des cités et des zones pavillonnaires. Où sont les vignobles du muscadet et du gros-plant qui ont fait la renommée de la commune ? Dévorés par le bitume ? C’est ici, dans cet entre-deux, dans ce no man’s land de la banlieue nantaise, que Cognée a puisé une partie de ces sujets les plus saisissants.
Devant l’atelier en forme de longère : une grosse berline allemande. À l’intérieur du local, Philippe Cognée à l’œuvre, absorbé par sa dernière création. Il découpe des images, les colle sur un support avant de les recouvrir entièrement de peinture. Ai Weiwei, Georg Baselitz, Picasso, Frank Stella, Warhol : tous y passent. Les mille images, extraites des catalogues de la foire Art Basel, finiront leur course accrochées sur des étagères en aluminium, invitant le public à une promenade symbolique à travers dix années de l’histoire de l’art. L’objectif sous-jacent ? réunir et mettre au même niveau peinture et installation, des stars et une ribambelle d’artistes moins connus.
« C’est un projet un peu fou », lance le peintre les yeux pétillants et le regard vif derrière ses lunettes en écaille. « C’est un hommage même s’il y a quelque chose d’iconoclaste car je déchire les livres et je détruis les images que je barbouille et recouvre », ajoute-t-il en joignant le geste à la parole. Mince et presque sec, il ne cesse de se déplacer dans le grand rectangle de l’atelier : de la bibliothèque dont il extrait un volume à l’ordinateur, puis à une table de travail sur laquelle sommeille une vanité.
Réunir les opposés
Un « hommage iconoclaste » ? Oscillant sans cesse entre une chose et son contraire, Philippe Cognée est le roi de l’oxymore et de la dialectique. Il aime travailler sur les oppositions radicales : le rugueux/le lisse, la nuit/le jour, le noir/le blanc, le chaud/le froid, le vivant/le mort, créant ainsi un mouvement dynamique au sein de son œuvre. Des cervelles et des cœurs posés sur des étals de boucher, des crânes roses dispersés sur un fond jaune strident.
Volonté de témoigner de l’absurdité de la condition humaine ? d’exprimer l’inconcevable ? « Pourquoi ce balancement incessant ? C’est un exercice intéressant. Il faut toujours étirer l’élastique jusqu’au bout. Être courageux. » C’est dans cette amplitude que surgit un espace nouveau, indique-t-il. « C’est lorsqu’il atteint l’équilibre entre les deux pôles qu’il fait ses meilleurs tableaux, étant à la fois objectif, à une certaine distance, et en même temps solidaire de ce qu’il est en train de regarder », souligne Guy Tosatto, le directeur du Musée de Grenoble qui l’a exposé en 2012.
L’œuvre est mélancolique, l’homme pas vraiment semble-t-il. Henry-Claude Cousseau, l’ancien directeur de l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, qui le connaît depuis près de trente-cinq ans, dresse le portrait d’un homme spontané, chaleureux, plein de joie de vivre. Un homme énergique qui aspire à explorer le monde. Olivier Weil, l’un de ses collectionneurs, le décrit volontiers, lui, comme quelqu’un de secret, retenu, fragile et plutôt tourmenté. Un portrait en forme de Janus en quelque sorte ?
L’Afrique
Né en 1957 dans la banlieue de Nantes, il s’est envolé pour le Bénin à l’âge de 5 ans. Il y passera douze années aux côtés de ses parents et de ses deux frères. En primaire, ses résultats scolaires sont catastrophiques. Ses parents se décident à l’inscrire à des cours par correspondance. Il restera à la maison. « Quand je suis arrivé en sixième, cela a été le choc. Il y avait 60 à 70 élèves par classe. J’étais perdu tout au fond », se souvient-il la voix soudain cassée.
L’ivresse de courir pieds nus dans la savane, de la violence des saisons et la « magnifique impudeur des corps » sont évoquées dans L’Africain (éd. Mercure de France, 2004) par Jean-Marie Gustave Le Clézio, autre petit Blanc ayant vécu ce voyage initiatique. Au Bénin, Philippe Cognée se souvient, lui, avoir pris plaisir à donner des coups de pied dans les termitières et à observer les insectes partir dans tous les sens. « On était cruels !, lance-t-il en rigolant. Ces termites sont un peu comme les hommes d’aujourd’hui. Paumés, ils courent dans tous les sens sans savoir véritablement où ils vont. C’est cette idée-là, un peu pessimiste, que j’ai soulevée à travers les foules que j’ai peintes. »
C’est en Afrique qu’il commence à dessiner. Il réalise de petites aquarelles figurant… des paysages de France.
De retour dans l’Hexagone, il passe son bac puis s’inscrit aux Beaux-Arts de Nantes. Il y restera sept années. « J’étais très timide, très introverti. Je n’y arrivais pas. J’avais toujours un temps de retard. » Comme si vous allumiez une fusée et qu’elle ne décollait pas tout de suite, poursuit-il. « Vous ne ferez jamais rien ! », lui lance-t-on à sa sortie de l’école. Le jeune homme prend appui sur la crise, sur la violence qui lui est faite pour partir en quête de sa vérité et rebondir. Il peint des labyrinthes, des personnages et des formes simplifiées, « primitivistes », inspirées de ses souvenirs, impressions et traumatismes africains. Ses têtes d’hommes, de femmes et d’animaux, étranges et envoûtantes, trahissent une forme d’ironie, d’inquiétude mêlée de sauvagerie, d’effroi parfois. « Ses œuvres expriment alors le désir d’exorciser une double expérience de l’exil : enfant, d’avoir été un “petit Blanc” dans un monde de Noirs, puis à son retour, adolescent, de se retrouver “un Africain” sur les bords de Loire », explique Guy Tosatto. « De cet écart, de ce sentiment d’altérité, de cette distance indéfinissable, l’artiste va conserver une manière de se tenir en retrait, un regard distancié », poursuit le directeur du Musée de Grenoble.
Tremblements et vacillations
À cet art rugueux, graphique, impétueux succédera, au début des années 1990, une peinture… diamétralement opposée, lisse et glacée. Une nouvelle manière jaillie d’une nouvelle période de tensions, d’une nouvelle crise survenue à Rome pendant son séjour à la Villa Médicis. La transmutation passe, cette fois-ci, à travers le prisme de la photographie à laquelle il délègue le soin de saisir le réel. À l’aide de son appareil, puis plus tard de son caméscope, il mitraille son environnement quotidien : le frigidaire, la machine à laver, le béton qui grignote la campagne, les paysages du bocage nantais, ainsi que sa femme et ses enfants. Les motifs photographiques, retravaillés sur ordinateur, sont retranscrits sur la toile, puis peints à l’encaustique chauffée à l’aide d’un fer à repasser. De cette peinture violentée, déconstruite, ressortent des sujets flous, instables. Les objets les plus banals, chaise en PVC, baignoire émaillée, peints dans des blancs soyeux, moirés, vibrent, s’animent d’une vie interne surprenante. L’écrivain Pierre Bergounioux raconte dans Peindre aujourd’hui (éd. Galilée, 2012) sa confrontation avec une reproduction d’une œuvre de Cognée, un frigidaire qui « crevait » la toile « comme on dit des acteurs de cinéma ».
Une forme de vibration, de tremblement intérieur, de vacillation s’empare de ses barres d’immeubles, de ses tours et autres prisons urbaines vues du ciel qui semblent prêtes à s’effondrer. Philippe Cognée est le peintre de la fragilité de la puissance. Il observe, attentif et inquiet, nos sociétés contemporaines menacées d’effondrement. « Ses peintures peuvent atteindre un niveau d’intuition troublant quand il représente, avant l’événement, l’effondrement des Twin Towers de New York », note Henry-Claude Cousseau.
Un « espace gargantuesque »
Est-ce cette même intuition des dérèglements du monde que révèle sa suite de 36 tableaux intitulée « Carcasses » ? Celle-ci rend compte de l’abattage de masse qui s’opère jour après jour dans les boucheries industrielles. Une forme de plaidoyer en faveur des animaux ? « Chacun y voit ce qu’il veut. Il n’y a pas de narration chez moi. Je ne raconte jamais d’histoire, je me contente de montrer le monde tel qu’il est », répète-t-il deux fois en riant. Puis, évoquant son nouveau projet pictural qui touche au thème de la nourriture, une forme de Grande Bouffe façon Marco Ferreri : « Je veux que l’on soit devant un espace gargantuesque, que la peinture soit jubilatoire », poursuit-il. « Il donne des réponses convaincantes aux questions posées par le XXIe siècle. C’est un artiste important qui n’a pas encore vraiment trouvé sa place en France et à l’étranger », juge Guy Tosatto.
L’artiste n’en a pas moins sa recette à lui pour forcer son chemin et s’inscrire dans la durée, « 50 % de travail et 50 % de stratégie », s’amuse-t-il, reprenant à son compte la formule de son marchand Daniel Templon.
Mais un regret aussi, celui de n’avoir pas encore eu, à 58 ans, l’honneur d’être exposé dans un grand musée parisien. « La peinture, c’est dangereux. On ne veut pas passer pour ringard. Il y a un manque de courage évident de la part de l’institution. Les Allemands se positionnent, les Anglais aussi. Si la Tate Modern s’intéressait à mon œuvre, j’aurais aussitôt une exposition à Beaubourg », martèle-t-il, visiblement meurtri et amer. Avant de vous proposer de déboucher une bonne bouteille.
1957 : Naissance à Nantes.
1982 : Diplôme national d’arts plastiques, École supérieure des beaux-arts de Nantes.
1989 : Intègre l’École des beaux-arts d’Angers où il enseigne jusqu’en 2005, date à laquelle il rejoint l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.
1990-1991 : Pensionnaire à la Villa Médicis à Rome.
1996 : « Albufeira », exposition au Musée des beaux-arts de Nantes.
2003 : Rejoint la galerie Daniel Templon.
2006 : « Carcasses », exposition personnelle au Musée d’art moderne et contemporain de Genève.
2012 : Exposition personnelle au Musée des beaux-arts de Grenoble.
2013 : « Philippe Cognée : peintures », Musée de l’hospice Saint-Roch, Issoudun.
2015 : Publication d’un ouvrage consacré à ses œuvres sur papier aux Éditions Dilecta.
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Philippe Cognée : artiste
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°431 du 13 mars 2015, avec le titre suivant : Philippe Cognée : artiste