PARIS
À la date de son attribution, le prix Marcel Duchamp célèbre des artistes plus largement acquis par les Frac [Fonds régionaux d’art contemporain] que le prix Fondation d’entreprise Ricard. Tous deux ouvrent sur des acquisitions ultérieures effectuées par le Musée national d’art moderne. Tels sont les enseignements principaux que délivre une étude universitaire réalisée à partir de données disponibles sur la base de données Videomuseum [qui recense les collections publiques françaises d’art moderne et contemporain, NDLR].
Quoique d’ambition différente – le prix Marcel Duchamp a été conçu à l’image du Turner Prize [décerné par la Tate à Londres] –, ces prix présentent quelques similitudes, couronnant des « jeunes » talents de la scène plastique contemporaine. Surtout, tous deux ont choisi un positionnement astucieux à mi-chemin entre le marché et l’institution, de façon à opérer sur tous les fronts pour doper la carrière des artistes.
S’ils sont remis au moment où se tient la Fiac [Foire internationale d’art contemporain], à Paris, événement marchand emblématique du paysage artistique français, l’institution, et son importance pour la carrière des artistes, n’en est pas pour autant oubliée. Tandis que le prix Duchamp offre au lauréat une exposition au Centre Pompidou assortie d’un catalogue, il est prévu dans les statuts du prix Ricard que soit offerte une œuvre au Mnam (Musée national d’art moderne). Au-delà, ces distinctions présentent de nombreuses différences, pour ne citer que le montant alloué aux artistes (1) ou leur mode de sélection. Alors que le jury du prix Duchamp est composé d’un nombre réduit de personnalités (7 à 8), le prix Ricard s’appuie sur un vote soumis à un public plus large (dénombrant un peu plus de 300 personnes : collectionneurs, critiques et amis de musées), lesquels doivent choisir le lauréat au sein d’un panel de dix artistes présélectionnés par un commissaire d’exposition indépendant.
S’il demeure difficile d’évaluer avec précision l’impact des prix sur les carrières des artistes, quelques éléments peuvent être mis en lumière sur le plan tant marchand qu’institutionnel. Le Journal des Arts avait déjà consacré un dossier à cette question en 2013 [lire le JdA no 385, 15 février 2013], en voici quelques prolongements.
Les achats précurseurs des Frac
Les artistes récipiendaires du prix Duchamp ont dans l’ensemble, au moment où ils sont distingués, un nombre d’œuvres présentes dans les collections de Frac plus élevé que les lauréats du prix Ricard, sans doute plus tourné vers la scène émergente. Huit années s’écoulent en moyenne entre l’entrée pour la première fois d’une œuvre de l’artiste dans un Frac et l’obtention du prix Duchamp, alors que cette durée est de trois ans et demi pour le prix Ricard. En outre, le nombre médian d’œuvres détenues par les Frac lorsqu’un artiste reçoit le prix Duchamp est de huit contre trois pour le prix Ricard. Enfin, si tant est que l’âge puisse être corrélé avec l’évolution des carrières, l’intervention plus tardive du prix Duchamp dans la carrière des artistes se vérifie à travers l’âge plus élevé des lauréats lors de l’obtention de ce prix, 38 ans en moyenne contre 33 pour le prix Ricard. C’est ainsi que les deux artistes qui ont été doublement couronnés, Tatiana Trouvé et Mircea Cantor, ont commencé par recevoir le prix Ricard [en 2001 et 2004] puis ont été récompensés par le prix Duchamp [en 2007 et 2011] respectivement six et sept ans après.
Par ailleurs, la comparaison des acquisitions effectuées par les Frac sur l’ensemble des années précédant la remise des prix et celles qui y font suite donne à voir des profils distincts selon le type de récompense. L’obtention du prix Duchamp ne semble ainsi pas avoir d’influence notoire sur les acquisitions des Frac – le seul artiste pour lequel le volume d’achat a été supérieur sur la période postérieure au prix a été Saâdane Afif (en 2009). La prudence est cependant de mise quant à ces conclusions du fait d’une hétérogénéité sur le plan de la durée des périodes considérées avant et après l’obtention du prix.
La présomption d’une baisse relative des achats n’est toutefois pas non plus infondée puisqu’une diminution des acquisitions est constatée dans l’ensemble des cas (au nombre de 6) où la période la plus longue est celle qui est consécutive à l’obtention du prix (2) Pour les lauréats du prix Ricard, il en va différemment. Pour plusieurs artistes, le volume d’achat est plus élevé après que l’artiste a reçu le prix, il est néanmoins difficile de conclure quant à un réel « effet prix », car pour la majeure partie des artistes les acquisitions commencent peu avant l’obtention de la récompense, la période postérieure au prix étant de ce fait plus longue. L’accroissement du nombre d’œuvres acquises par les Frac traduirait alors simplement la poursuite normale d’une politique d’acquisition impulsée peu avant, et ce sans être influencée en quoi que ce soit par la distinction.
Un sésame pour une entrée au Musée national d’art moderne
Si les achats effectués par les Frac semblent au final peu influencés par l’obtention d’un prix, en revanche, pour les œuvres des artistes primés, le « flux d’entrée » dans les collections du Musée national d’art moderne s’accroît sensiblement après la récompense. Cet effet est assez naturel pour les bénéficiaires du prix Ricard puisque la logique même du prix veut qu’une œuvre du lauréat fasse l’objet d’un don au Musée. Notons que sur les 17 artistes récompensés, 13 n’étaient pas présents au préalable dans les collections du Mnam : le prix aura donc eu pour effet de renforcer sensiblement leur légitimation. Le prix Marcel Duchamp semble lui aussi favoriser une entrée dans les collections du Musée national. Pour un peu moins de la moitié des lauréats, cette entrée est concomitante ou postérieure à la date d’obtention de leur prix. Notons que les lauréats de 2012 et de 2013, au vu des données collectées sur Videomuseum, ne semblent pas avoir à ce jour bénéficié de ces effets. On retrouve toutefois pour le prix Duchamp une intervention plus « tardive » du prix dans la carrière des artistes, car, concernant le prix Ricard, les artistes sont déjà représentés en nombre plus élevé dans les collections du Mnam. Bien qu’il ne semble pas, toujours selon la base de données, que les achats effectués par le Musée soient purement ponctuels, il demeure difficile d’affirmer, étant donné le manque de recul temporel, si ces achats s’inscrivent dans une véritable politique de soutien sur le long terme de la scène française.
Un accès aux galeries étrangères ?
Les lauréats sont représentés par un nombre élevé de galeries de tous types. Tandis que, pour le prix Duchamp, plus de 40 galeries différentes soutiennent aujourd’hui les artistes primés, ce chiffre est d’une trentaine pour le prix Ricard. Soulignons que ces observations ne correspondent pas au nombre de galeries qui représentaient les artistes au moment où ceux-ci ont obtenu leur prix, mais à la période actuelle, et intègrent donc des effets de carrière, certains des lauréats ayant pu quitter depuis leur galerie ou entrer dans d’autres.
La différence constatée du nombre de galeries entre le prix Duchamp et le prix Ricard tient à ce qu’en moyenne les artistes récompensés par la Fondation d’entreprise Ricard sont représentés par un nombre plus réduit de galeries (2 en moyenne) contre (3 ou 4) pour Marcel-Duchamp. Ces données semblent attester, encore une fois, d’une intervention du Prix Ricard plus en amont dans la carrière des artistes. Quoi qu’il en soit, les artistes lauréats sont quasiment tous encore soutenus aujourd’hui par une galerie française, et lorsque plusieurs galeries leur accordent un soutien, il s’agit majoritairement de galeries européennes, moins fréquemment de galeries américaines ou extra-européenne (hors États-Unis). Un peu moins de la moitié des artistes primés par Duchamp sont ainsi directement représentés par une galerie localisée sur le sol américain, cette proportion s’élevant à un peu moins d’un tiers pour le prix Ricard.
Ne disposant pas de l’évolution de la représentation des artistes au sein des différentes galeries depuis l’obtention de leur prix, mais seulement des données actuelles, il est impossible de savoir dans quelles proportions celui-ci a pu contribuer au renforcement du marché international de ces artistes. Tout au plus peut-on conclure en soulignant la plus grande facilité avec laquelle nos artistes accèdent aux galeries européennes plutôt qu’américaines, en dépit de la légitimation qui leur est accordée sur notre sol.
(1) L’Adiaf (Association pour le diffusion internationale de l’art français), à l’initiative du prix Marcel Duchamp, participe à hauteur de 30 000 euros aux frais d’exposition et de production, et remet une somme de 35 000 euros à l’artiste. Le prix Fondation d’entreprise Ricard prévoir d’acheter une œuvre d’une valeur de 15 000 euros à l’artiste afin d’en faire don au Musée national d’art moderne-Centre Pompidou.
(2) Pour le calcul de la durée de la période écoulée avant le prix, la date du premier achat effectué par un Frac a servi de marqueur. Par exemple, pour un artiste ayant reçu le prix en 2000 et pour lequel le premier achat par un Frac a été effectué en 1995, la période ayant précédé le prix a été de cinq ans et celle postérieure au prix de quatorze ans.
Année du Prix | Artistes | Musée national d'art moderne | Les 23 Frac | Frac Mnam | ||
---|---|---|---|---|---|---|
Avant | Après | Avant | Après | |||
1999 | Didier Marcel | 0 | 2 : 1 en 2009 ; 1 en 2003 (don de la fondation) | 4 : 1 en 1999 ; 2 en 1993 ; 1 en 1991 | 25 : 1 en 2010 ; 1 en 2008 ; 3 en 2007 ; 1 en 2006 ; 4 en 2005 ; 1 en 2004 ; 6 en 2003 ; 1 en 2002 ; 7 en 2001 | 31 |
2000 | Natacha Lesueur | 0 | 3 : 3 en 2003 (don de la fondation) | 9 : 2 en 2000 ; 4 en 1999 ; 1 en 1998 ; 2 en 1997 | 11 : 1 en 2012 ; 5 en 2010 ; 2 en 2008 ; 2 en 2003 ; 1 en 2001 | 23 |
2001 | Tatiana Trouvé | 0 | 12 : 3 en 2012 ; 2 en 2009 ; 6 en 2007 ; 1 en 2003 (don de la fondation) | 9 : 1 en 2001 ; 2 en 1999 ; 3 en 1998 ; 3 en 1997 | 6 : 1 en 2011 ; 3 en 2008 ; 1 en 2004 ; 1 en 2003 | 27 |
2002 | Boris Achour | 2 : 2 en 2000 | 1 : 1 en 2004 (don de la fondation) | 7 : 2 en 2002 ; 3 en 2000 ; 2 en 1998 | 5 : 1 en 2014 ; 1 en 2011 ; 3 en 2008 | 15 |
2003 | Matthieu Laurette | 3 : 3 en 1997 | 2 : 1 en 2009 ; 1 en 2005 (don de la fondation) | 3 : 2 en 1999 ; 1 en 1997 | 0 | 8 |
2004 | Mircea Cantor | 0 | 3 : 2 en 2012 ; 1 en 2005 (don de la fondation) | 1 : 1 en 2003 | 3 : 1 en 2007 ; 1 en 2006 ; 1 en 2005 | 7 |
2005 | Loris Gréaud | 0 | 3 : 2 en 2012 ; 1 en 2006 (don de la fondation) | 3 : 3 en 2004 | 0 | 6 |
2006 | Vincent Lamouroux | 0 | 1 : 1 en 2007 (don de la fondation) | 2 : 2 en 2006 | 3 : 3 en 2009 | 6 |
2007 | Christophe Berdaguer et Marie Péjus | 0 | 1 : 1 en 2008 (don de la fondation) | 6 : 1 en 2007 ; 2 en 2006 ; 1 en 2004 ; 1 en 2002 ; 1 en 1997 | 5 : 3 en 2012 ; 1 en 2011 ; 1 en 2009 | 12 |
2008 | Raphaël Zarka | 0 | 4 : 2 en 2010 ; 2 en 2009 (don de la fondation) | 15 : 12 en 2008 ; 1 en 2007 ; 2 en 2006 | 7 : 1 en 2013 ; 3 en 2011 ; 1 en 2010 ; 2 en 2009 | 26 |
2009 | Ida Tursic & Wilfried Mille | 0 | 1 : 1 en 2010 (don de la fondation) | 1 : 1 en 2008 | 1 : 1 en 2013 | 3 |
2010 | Benoît Maire | 0 | 1 : 1 en 2011 (don de la fondation) | 14 : 4 en 2010 ; 2 en 2009 ; 7 en 2008 ; 1 en 2007 | 1 : 1 en 2013 | 16 |
2010 | Isabelle Cornaro | 0 | 8 : 7 en 2014 ; 1 en 2011 (don de la fondation) | 5 : 1 en 2009 ; 4 en 2008. | 1 : 1 en 2013 | 14 |
2011 | Adrien Missika | 0 | 1 : 1 en 2012 (don de la fondation) | 0 | 4 : 2 en 2014 ; 1 en 2013 ; 1 en 2012 | 5 |
2012 | Katinka Bock | 9 : 8 en 2012 ; 1 en 2009 | 1 : 1 en 2013 (don de la fondation); | 3 : 2 en 2010 ; 1 en 2009. | 4 : 4 en 2013 | 17 |
2013 | Lili Reynaud-Dewar | 1 : 1 en 2009 | 1 : 1 en 2014 (don de la fondation) | 37 : 33 en 2012 ; 1 en 2011 ; 2 en 2010 ; 1 en 2007 | 0 | 39 |
2014 | Camille Blatrix | 0 | 0 | 0 | 0 | 0 |
Année du Prix | Artistes | Musée national d'art moderne | Les 23 Frac | Frac Mnam | ||
Avant | Après | Avant | Après | |||
2000-2001 | Thomas Hirschhorn | 7 : 7 en 2000 ; | 4 : 4 en 2006 | 5 : 1 en 1994 ; 1 en 1996 ; 2 en 1997 ; 1 en 1998 | 3 : 1 en 2003 ; 1 en 2005 ; 1 en 2006 | 19 |
2002 | Dominique Gonzalez-Foerster | 1 : 1 en 2002 | 1 : 1 en 2009 | 8 : 1 en 1993 ; 1 en 1996 ; 2 en 1998 ; 2 en 2000 ; 2 en 2001 | 1 : 1 en 2003 | 11 |
2003 | Mathieu Mercier | 1 : 1 en 2003 | 0 | 11 : 1 en 1999 ; 3 en 2000 ; 2 en 2001 ; 4 en 2002 ; 1 en 2003 | 6 : 1 en 2005 ; 2 en 2008 ; 2 en 2009 ; 1 en 2010 | 18 |
2004 | Carole Benzaken | 1 : 1 en 2003 | 3 : 3 en 2012 | 4 : 1 en 1993 ; 1 en 1996 ; 2 en 1997 | 1 : 1 en 2005 | 9 |
2005 | Claude Closky | 7 : 2 en 1996 ; 1 en 1998 ; 1 en 2000 ; 2 en 2001 ; 1 en 2002 ; | 1 : 1 en 2006 | 79 : 7 en 1992 ; 1 en 1993; 20 en 1994 ; 11 en 1995 ; 3 en 1996 ; 8 en 1997 ; 3 en 1998 ; 20 en 2000 ; 5 en 2002 ; 1 en 2005 | 22 : 3 en 2008 ; 5 en 2010 ; 2 en 2011 ; 8 en 2012 ; 3 en 2013 ; 1 en 2014 | 109 |
2006 | Philippe Mayaux | 1 : 1 en 2000 | 1 : 1 en 2007 | 19 : 5 en 1991 ; 1 en 1993 ; 3 en 1996 ; 1 en 1998 ; 4 en 1999 ; 1 en 2000 ; 2 en 2001 ; 1 en 2002 ; 1 en 2006 | 0 | 21 |
2007 | Tatiana Trouvé | 7 : 1 en 2003 ; 6 en 2007 | 5 : 2 en 2009 ; 3 en 2012 (donation de Guerlain) | 13 : 3 en 1997 ; 3 en 1998 ; 2 en 1999 ; 2 en 2001 ; 1 en 2003, 1 en 2004 | 3 : 3 en 2008 | 27 |
2008 | Laurent Grasso | 1 : 1 en 2008 | 1 : 1 en 2009 | 8 : 1 en 2004 ; 2 en 2006 ; 4 en 2007 ; 1 en 2008 | 2 : 2 en 2013 | 12 |
2009 | Saâ¢dane Afif | 2 : 1 en 2007 ; 1 en 2007 (donation de Michel Rein) | 0 | 26 : 1 en 2000 ; 3 en 2001 ; 2 en 2002 ; 5 en 2003 ; 4 en 2005 ; 1 en 2007 ; 6 en 2008 ; 4 en 2009 | 22 : 2 en 2011 ; 20 en 2013 | 50 |
2010 | Cyprien Gaillard | 1 : 1 en 2009 | 1 : 1 en 2011 | 4 : 2 en 2007 ; 1 en 2009 ; 1 en 2010 | 0 | 6 |
2011 | Mircea Cantor | 2 : 1 en 2005 ; 1 en 2010 | 1 : 1 en 2012 | 4 : 1 en 2003 ; 1 en 2006 ; 2 en 2007 | 0 | 7 |
2012 | Daniel Dewar et Grégory Gicquel | 0 | 0 | 7 : 1 en 2005 ; 2 en 2006 ; 1 en 2007 ; 1 en 2009 ; 2 en 2012 | 2 : 2 en 2013 | 9 |
2013 | Latifa Echakhch | 0 | 0 | 8 : 1 en 2008 ; 2 en 2009 ; 3 en 2010 ; 1 en 2012 ; 1 en 2013 | 0 | 8 |
2014 | Julien Prévieux | 1 : 1 en 2010 | 0 | 17 : 7 en 2007 ; 1 en 2009 ; 1 en 2010 ; 1 en 2011 ; 5 en 2012 ; 2 en 2013 | 0 | 18 |
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Les prix Ricard et Marcel-Duchamp influent-ils sur l’entrée des œuvres dans les collections publiques ?
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°431 du 13 mars 2015, avec le titre suivant : Les prix Ricard et Marcel-Duchamp influent-ils sur l’entrée des œuvres dans les collections publiques ?