Land Art

Physicalité versus « dis-location »

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 11 février 2015 - 903 mots

La conception sculpturale du paysage selon Michael Heizer se distingue de la dimension mentale de l’espace traversé par Robert Smithson.

Ce fut l’affaire des années 1970 et 1980 d’interroger le lieu de l’œuvre à nouveaux frais, plus seulement comme dépassement du cadre du white cube et du musée, plus seulement dans une conquête des espaces naturels (selon l’interprétation mythifiante du land art comme retour à la nature, alors qu’il est avant tout la marque de sa perte symbolique), mais dans une intensification de la présence. C’est à la sculpture, et surtout à des formes étendues de celle-ci qu’il revient de concrétiser ces déplacements. Or, ceux-ci ne consistent pas seulement en mouvements géographiques : la « dé-localisation » a conduit l’œuvre à s’ouvrir à toutes sortes d’environnements, physiques, matériels, symboliques, historiques, architecturaux, sociaux, techniques… Et la question du site de l’œuvre se conçoit dès lors selon des directions, des interrogations, des enjeux, très différents. Deux parutions récentes permettent de suivre des parcours d’œuvres qui ont joué ou jouent de la question de leur site selon des partitions remarquables, et divergentes.

Sans doute l’approche de Michael Heizer apparaît-elle comme la plus paradoxale. L’artiste est connu pour ses œuvres inscrites dans le paysage des espaces désertiques américains telle Double Negative, cette sculpture de quelque 450 mètres de long creusée en 1969 dans le rebord d’un plateau du Nevada. Elle vaut à Heizer une identification au land art ou plus précisément à l’Earth Art qu’il réfute pourtant pleinement.

Sinuosité de Heizer
Rare et peu disert, Heizer s’est entretenu en 1984 avec une conservatrice, Julia Brown, à l’occasion d’une exposition au MoCA à Los Angeles : c’est ce dialogue accompagné d’une documentation photographique que les Éditions Lutanie publient, reproduisant en fac-similé selon les exigences de l’artiste les pages originales illustrées, dédoublées en leur version française. Il en ressort un album de 80 pages en noir et blanc pour le moins sobre, traversé par une conversation étonnante, où Heizer livre des aspects de son itinéraire et des enjeux de son travail. Le serpent qui ouvre et ferme le volume en page de garde donne une image de la sinuosité de l’artiste, de l’originalité de son aventure, poursuivie depuis près d’une cinquantaine d’années.

Sa conception de la sculpture, monumentale et définie comme « in reverse » (« à l’envers », selon le titre de l’exposition de 1984 et aujourd’hui de l’album), se révèle d’une logique singulière et entière mais paradoxale. Il y a de l’archaïsme dans le choix du monolithe, mais aussi un parti pris délibérément contemporain dans l’usage des outils et instruments du bâtiment ou de l’industrie pour la construction. Par leur dimension, leur échelle, ses projets conçus par déplacement de blocs de pierre ou de masses minérales évoquent l’architecture, une architecture cependant « sans fonction » bien qu’elle soit proche des entreprises des Égyptiens du temps des pharaons ou des Mayas du Yucatán.

Volume, masse, poids, gravité, élévation sont des éléments du langage de Michael Heizer, inscrivant la sensation dans la physicalité : les œuvres visent, précise-t-il, « à susciter une sorte de stupeur […], un état d’esprit comparable à l’expérience religieuse » (p. 62), réfutant l’idée que l’environnement puisse déterminer ces perceptions. Ne revendique-t-il pas, avec « Complex City », projet d’aménagement qu’il mène depuis plus de quarante ans dans cette zone désertique du Nevada où il vit et qui s’étend sur plusieurs kilomètres de long, d’avoir « effacé le paysage » en décaissant de larges espaces ? Là, des esplanades isolent le visiteur du paysage environnant, horizon compris, pour l’installer dans le seul vis-à-vis frontal des constructions, comme devant le tableau. L’œuvre selon Heizer entend créer son propre environnement, son contexte, indépendamment de ce qui n’est pas elle. « Le mot “site” appliqué à la culture ne me plaît pas du tout. La statuaire classique se fiche de son site, elle s’impose comme art […], là où on nous fait croire que le lieu de la sculpture est primordial. » (p. 66)

Objet de pensée liée à l’expérience humaine
Au travers de la relation dialectique que marquent les mots de « site » et de « non-site » dans son vocabulaire, Robert Smithson indique prendre en compte la double dimension de l’espace : le « site » comme l’étendue à proprement parler, telle qu’elle est dénaturée par l’occupation humaine, le « non-site » comme sa représentation par la mise en œuvre de ces sortes de prélèvements, d’échantillonnage que constituent des œuvres comme The Non-Site (an indoor earthwork), en 1968. Dans un très patient exercice d’exégèse issu d’une recherche dans les archives de Smithson, l’universitaire américaine Ann Reynolds reconstitue la méthode de travail de Smithson, son cheminement intellectuel et sa production théorique comme artistique ; l’essai monographique est traduit de l’anglais par l’éditeur belge (SIC), Smithson, du New Jersey au Yucatán, leçons d’ailleurs. Au cours de ces quelque quatre cents pages d’analyse des références et des écrits liés à la pratique de l’artiste, Ann Reynolds fait apparaître une pensée de l’espace ancrée non seulement dans l’immanence du « site », mais aussi dans sa nature d’objet de pensée lié à l’expérience humaine, individuelle et collective.

Le penseur français Henri Lefebvre envisageait l’espace comme l’objet d’une production, en particulier sociale. Loin de la physicalité qu’y voit Heizer, l’espace selon Smithson apparaît au travers de sa « dis-location », se tenant entre la réalité que l’on expérimente et celle, conceptuelle, que l’art parmi tous les usages du monde sait identifier.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : Physicalité versus « dis-location »

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