Expertise

Table ronde - Trois représentants du marché débattent du statut de l’expert en France

Frédéric Castaing : « L’expert est celui qui appartient à une compagnie d’experts »

Par Jean-Christophe Castelain · Le Journal des Arts

Le 11 février 2015 - 2154 mots

Frédéric Castaing, expert en autographes et documents historiques, est président du CNE (Compagnie nationale des experts) ; Dominique Chevalier, expert en tapisserie et tapis, est président du SNA (Syndicat national des antiquaires) et Jean-Pierre Osenat, commissaire-priseur à Fontainebleau, est président du Symev (Syndicat national des maisons de ventes volontaires). Tous trois débattent de la reconnaissance des experts en l’absence de protection du titre.

Quelle est votre définition de l’expert en art ?
Frédéric Castaing (F. C.) : L’expert authentifie l’œuvre, en estime la valeur marchande et ceci en toute indépendance vis-à-vis des pouvoirs publics comme des intérêts privés. Voilà pour la théorie. Et puis il y a la vie, l’explosion du marché de l’art, les sommes colossales en jeu. L’expert est dans l’œil du cyclone, les pressions sont énormes. L’expert doit avoir une compétence, de l’expérience, et aussi, plus que jamais, la possibilité de dire non à ce qui est contraire à l’éthique. Les experts sont fragilisés par le fait que n’importe qui peut se parer du titre. D’où la réflexion ancienne sur un éventuel encadrement qui serait en même temps une protection. Mais ceci pose le problème de l’indépendance des experts. Encadrement et indépendance sont-elles des notions qui vont bien ensemble ?
L’État a voulu donner un début de réponse avec une proposition d’agrément du Conseil des ventes pour les experts en ventes publiques. À l’époque, les experts ont refusé massivement pour défendre leur indépendance. Alors, que faire ? Aujourd’hui, deux conceptions s’opposent : la première consiste à dire que n’importe qui peut devenir expert et la sélection se fera en fonction des échecs. La seconde, qui est la mienne, c’est qu’il faut régler les problèmes en amont, c’est-à-dire sélectionner les experts ; pour cela, il y a les compagnies d’experts. Pour moi, l’expert est aujourd’hui celui qui appartient à une compagnie d’experts.

Dominique Chevalier (D. C.) : Un expert identifie, authentifie et estime, sachant que l’authentification est primordiale.

Jean-Pierre Osenat (J.-P. O.) : L’expert est un sachant disposant d’une connaissance approfondie dans une spécialité. Je crois en la déontologie des experts. Je ne me suis jamais retrouvé face à un expert amené à donner un avis contre sa propre conviction.

Dans les autres pays, les experts ont-ils un statut ?
F. C. :
Non. À ma connaissance, il n’y a qu’en France et en Belgique où il existe des compagnies qualifiées, c’est un atout que nous ne faisons pas suffisamment valoir.

J.-P. O. : Nous avons une réglementation beaucoup plus lourde en France qu’à l’étranger. Toutes ces questions ne se posent pas dans les autres pays du monde ! Je suis à la fédération européenne des commissaires-priseurs et il n’y a pas de réglementation particulière dans les pays voisins. Je ne pense pas qu’il y ait plus de problèmes en Allemagne et en Angleterre qu’en France.

D. C. : Il n’y a pas plus de problèmes mais il n’y en a pas moins. À partir du moment où il n’y a pas d’expert, le problème ne se pose pas. Mais il peut se révéler bien après. Il est déjà arrivé qu’un objet provenant de l’étranger passe à travers les mailles du filet, mais le pot aux roses a été découvert en France, grâce à un expert français !

En quoi l’appartenance à une compagnie d’experts est-elle une avancée ?
F. C. :
Qui garantit l’indépendance et l’intégrité de l’expert ? Ce n’est pas la loi puisqu’elle ne reconnaît pas le titre, ce sont les compagnies d’experts. L’expert membre d’une compagnie a été sélectionné en fonction d’un certain nombre de critères : il est reconnu par ses pairs pour ses compétences, il a dix ans d’ancienneté, il exerce deux spécialités au maximum, il a une assurance, un casier judiciaire vierge et il respecte un code de déontologie. J’invite le public, vos lecteurs, à relire le code de déontologie de chacune des compagnies ainsi que le code de déontologie qu’elles partagent au sein de la Cedea (Confédération européenne des experts d’art). Ce n’est pas du Portalis [père du code civil], mais dans le vide absolu dans lequel nous sommes, c’est un monument de clarté et de simplicité.

D. C. : Si l’on doit réglementer notre profession, il faut s’appuyer sur les compagnies existantes qui disposent d’un code de déontologie très précis. C’est déjà un cadre, qui me paraît être le cadre idéal. Bien sûr, il faut que nous gardions notre indépendance, ce qui signifie qu’il ne faut pas accepter de faire une expertise si elle est contraire à notre éthique.

J.-P. O. : En général, un commissaire-priseur se fait assister d’un expert membre d’une compagnie, notamment pour des questions d’assurance. D’ailleurs, il est de la responsabilité du commissaire-priseur de demander à l’expert son contrat d’assurance. Le commissaire-priseur est en droit de prendre un expert qui n’est pas membre d’une compagnie, mais il est très difficile pour un expert indépendant de se faire assurer pour des montants importants. L’expert indépendant qui veut travailler régulièrement avec un commissaire-priseur est donc en pratique obligé d’être membre d’une compagnie.

N’y a-t-il pas trop de compagnies d’experts ?
D. C. :
Pour les clients, cela n’a aucune espèce d’importance de savoir si on est « expert CNE » ou « expert SFEP [Syndicat français des experts professionnels en œuvres d’art et objets de collection] », même si les experts devraient mentionnent leur appartenance à une compagnie. Globalement, il y a les compagnies qui sont réunies dans la Cedea.

Pourquoi est-ce en France que les compagnies sont les plus organisées ?
F. C. :
C’est un atout, une garantie pour tous, profitons-en, faisons-le savoir. Comme je le disais auparavant, deux conceptions s’affrontent. Ailleurs, c’est la conception anglo-saxonne qui domine : « on prend le premier expert venu, on avance et on verra bien ». Nous avons mieux à offrir.

D. C. : J’ai peut-être une explication historique : jusque dans les années 1950-1960, c’était la France qui dominait le marché de l’art. Quand le marché s’est développé à l’étranger, le canal principal de vente est devenu celui des opérateurs de ventes volontaires, qui eux, ont des spécialistes salariés. N’étant pas indépendants, ils n’ont pas besoin d’être affiliés à une compagnie d’experts.

J.-P. O. : Le statut de spécialiste salarié au sein d’une maison de ventes est distinct de celui d’un expert. Il est d’ailleurs fréquent que les deux travaillent de concert.

Avez-vous l’impression que vos clients sont désorientés par le fait que tout le monde peut se proclamer expert ?
J.-P. O. :
Ce qui est important pour un commissaire-priseur, c’est que l’expert soit compétent dans un domaine particulier et que le public le reconnaisse comme tel. Et le client le reconnaît comme tel parce qu’il s’est fait connaître, tant en France qu’à l’étranger, qu’il a apporté des garanties et qu’il est reconnu pour cela. Ainsi, la notoriété compense l’absence de statut. Si je recours demain pour l’une de mes ventes à un expert absolument inconnu, il est fort probable que les acheteurs ne seront pas au rendez-vous. Nous avons la chance en France d’avoir des experts qui sont reconnus internationalement. C’est une force.

La législation française est-elle assez protectrice vis-à-vis des particuliers quand ils ont recours à un expert ?
D. C. :
Si le commissaire-priseur prend un expert, ce dernier doit être assuré et c’est au commissaire-priseur de vérifier que cet expert vient ou non d’une compagnie et qu’il est bien assuré. Mais ce n’est pas le cas pour le consultant. Le consultant, a priori, n’est pas expert, donc il n’est pas obligé d’avoir une assurance. Un consultant est un apporteur d’affaires qui connaît bien son domaine. Il est même en droit de vendre dans la vente pour laquelle il est expert des objets qui lui appartiennent, contrairement à l’expert qui doit le déclarer formellement. De même moi, expert-marchand, je n’ai pas le droit d’acheter dans mes propres ventes, ce qui est une aberration : j’estime un objet, je lui affecte un prix de vente. Aux enchères, le prix de réserve n’est pas atteint. Si l’objet m’intéresse je n’ai pas le droit de l’acheter ! C’est frustrant pour moi mais également pour le vendeur. Nous n’avons pas non plus le droit d’acheter par le biais d’un intermédiaire. Bien sûr qu’il y a eu des abus par le passé, mais c’est une règle hypocrite.

F. C. : La législation française présente une certaine incohérence. Notamment sur le terrain, essentiel pour les experts et les particuliers, la prescription : il y a une distorsion incompréhensible entre la responsabilité des experts en vente publique, qui est de cinq ans, et la responsabilité des experts en vente de gré à gré, qui est de vingt ans (l’expert peut voir sa responsabilité engagée pendant vingt ans à compter du moment où le vice est découvert).

J.-P. O. : « Expert », « spécialiste », « consultant », chaque terme désigne une pratique différente. Notre rôle est d’éclairer les clients quant à leurs significations respectives.

Peut-il y avoir conflit d’intérêts lorsque l’on est expert salarié d’une maison de ventes ?
J.-P. O. :
Dans mon étude, les directeurs de département sont salariés. Mais ils ne sont pas experts. Je fais la différence. Même si le titre d’expert n’est pas protégé, je le protège d’une façon ou d’une autre. Pour moi, un expert, c’est un expert indépendant, ce n’est pas un salarié. Un véritable expert est compétent dans un domaine très précis et fait autorité en la matière. Si je fais appel à un expert, c’est parce que j’estime qu’il disposera d’éléments plus précis que ceux dont nous disposons en interne.
Christie’s et Sotheby’s sont des sociétés internationales qui recrutent dans le monde entier les meilleurs. Je n’imagine pas une seconde que leurs spécialistes puissent manquer de déontologie et être influencés. Un tel comportement serait immédiatement connu et sanctionné par le marché, seul juge in fine, et serait dramatique pour la maison de ventes concernée.

F. C. : Face à des fonds spéculatifs agressifs, face à des comportements manifestement contraires à l’éthique, l’expert doit savoir prendre ses distances. Il doit pouvoir dire non. Un salarié dispose-t-il de cette liberté ?

D. C. : Un spécialiste salarié d’un opérateur de ventes peut dire non, mais il prend des risques. L’opérateur de ventes est une entreprise et lorsque dans une entreprise un des collaborateurs s’opposent systématiquement, il y a des tas de moyens de s’en séparer (mise au placard, absence de promotion…).

J.-P. O. : Je n’ai jamais connu de cas semblable. Mais, encore une fois, la première victime de ce type de comportement serait sans aucun doute la maison de ventes, qui se décrédibiliserait aux yeux du marché.

F. C. : Si un acteur du marché de l’art fait gagner des millions à l’opérateur de ventes et que le salarié exprime des doutes pour des raisons déontologiques, que se passe-t-il ?
Le salarié d’un opérateur de ventes ne peut pas être membre d’une compagnie d’experts. Il en va de même pour le salarié d’un cabinet d’expertise.

Avez-vous des propositions relativement au statut d’expert ?
J.-P. O. :
Certaines règles qui régissent la profession de commissaire-priseur, qui est une profession réglementée, pourraient être transposées aux experts, notamment la garantie du prix : le commissaire-priseur peut garantir le prix de l’objet s’il n’est pas vendu, c’est-à-dire que la société de ventes peut s’en porter adjudicataire. On pourrait tout à fait imaginer que l’expert puisse garantir le prix si le prix de réserve n’a pas été atteint. Finalement, je trouverais naturel, puisque les experts et commissaires-priseurs travaillent ensemble, que soit mise en place une réglementation semblable.

D. C. : En fait, la proposition la plus importante, et qui devrait venir des pouvoirs publics, ce serait que ce titre d’expert soit protégé et que puissent être intitulés « expert » seulement ceux qui font partie de compagnies, syndicats, comités… Il faudrait que l’État réserve le titre d’expert aux professionnels qui font partie de compagnies déjà existantes, qui ont un code de déontologie et une commission de discipline.
S’il fallait changer autre chose, cela concernerait les ayants droit : certains objets ne peuvent être vendus que si les ayants droit délivrent un certificat, ce qui est aberrant car ils ne reconnaissent que ce qu’ils veulent bien reconnaître… Ces ayants droit peuvent être des gens de la famille ou des fondations (comme l’Institut Wildenstein), mais s’ils refusent le certificat, l’objet ne peut pas être vendu. De même, on observe un recul incontestable dans les catalogues de vente aux enchères concernant l’état de conservation des œuvres. Ce n’est plus porté au catalogue. Il faut demander le « condition report », ce qui est une méthode anglo-saxonne. Auparavant, nous indiquions les défauts principaux qui pouvaient influer sur le prix. Maintenant, par exemple, on n’indique plus qu’une tapisserie est diminuée.

F. C. : « Compétence », « indépendance », telles sont les clés. Aujourd’hui, à mon avis, seules les compagnies d’experts sont à même de répondre, autant que faire se peut, à ces deux exigences.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°429 du 13 février 2015, avec le titre suivant : Table ronde - Trois représentants du marché débattent du statut de l’expert en France

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