Exposée cet hiver à Londres, celle qui photographie les traces et impacts des violences sur les lieux de conflits, au Moyen-Orient en particulier, a longtemps pâti en France de son positionnement atypique.
Sophie Ristelhueber l’affirme d’une voix franche, conclusive : « La page est maintenant tournée. » Pourtant, quelques instants auparavant, la phrase évoquant l’emménagement à venir dans le 9e arrondissement de Paris est restée en suspens, comme si l’artiste ne parvenait pas à se faire à cette idée – « bien qu’une fois sur place, assure-t-elle, je trouve le quartier plutôt gai ». Après trente-cinq années passées dans le même appartement du 14e arrondissement, et soixante-six années à vivre dans ce pré carré de la rive gauche, entre le boulevard Saint-Michel et Alésia, Sophie Ristelhueber passe rive droite. En attendant, elle vit dans l’appartement parisien du photographe Gilles Peress.
On pressent en elle les bouleversements, les questionnements que ce changement d’adresse a dû provoquer. Et on ne peut s’empêcher de les relier à son œuvre attachée à l’idée de territoire, à ce que celui-ci dit, raconte du vécu des espaces, des personnes qui l’ont occupé, l’occupent, et de leurs conditions. Chez Sophie Ristelhueber, un lieu n’est jamais neutre.
À l’occasion de ce déménagement, elle a jeté beaucoup de choses : des carnets, des correspondances personnelles, professionnelles. Les carnets de travail de la série pour la Mission photographique de la Datar sur les ouvrages ferroviaires en montagne ont échappé à la destruction. La radicalité du geste ramène à l’efficacité de ses images réalisées au Liban, au Koweït, en Irak, en Syrie et en Cisjordanie ; au nombre également extrêmement réduit, intangible, d’exemplaires de chaque travail, allant d’un à trois ; et à son caractère « sans concession, que ce soit vis-à-vis d’elle-même ou par rapport au marché », souligne le galeriste Jérôme Poggi, qui la représente depuis le solo show qu’il lui a consacré en 2013 à Paris Photo.
Refus du pathos
« Si j’étais Sophie Calle, ce que j’ai vécu au Liban, au Koweït, en Irak, en Syrie aurait pu faire partie intégrante de l’œuvre », note Sophie Ristelhueber. Il n’en est rien. Seules ses images concentrent, synthétisent sa pensée, la colère que provoque en elle la condition humaine. Elle n’est pas dans le pathos, ne l’a jamais été. « C’est ce qui fait que mon travail a été mal compris », relève-t-elle. Et ce effectivement très tôt dans son parcours : dès 1984, année de la publication et de l’exposition à l’Institut français d’architecture de ses photographies d’un Beyrouth en ruine, dévastée par la guerre civile, qui sont ses premières photographies de guerre. Face à ces habitats de la ville criblés de tirs, éventrés, noircis, disloqués par des trous d’obus et vides de toute présence humaine, les critiques ont fusé. Comment pouvait-elle se permettre de réaliser ces images dans un pays en guerre sans représenter la souffrance des Libanais ? Comment pouvait-elle aller sur le même terrain que les photoreporters, se confronter aux mêmes réalités, aux mêmes risques et ne pas se revendiquer comme l’un des leurs ?
« La série “Beyrouth” a bousculé radicalement les codes du photojournalisme, s’est positionnée sur un autre terrain », rappelle le photographe et réalisateur Raymond Depardon, avec lequel elle coréalisa en 1980 le film San Clemente (90 min).
Actuellement exposé à la Tate Modern, à Londres, dans le cadre d’une exposition collective sur le thème du conflit, l’ensemble « Fait », réalisé en 1992, dans le désert du Koweït entièrement miné, et six mois après la première guerre du Golfe, a confirmé la voix singulière de son auteure et la cohérence de son travail sur les traces et les sutures. Mélange de vues aériennes et de photographies au sol marquées par des empreintes d’objets abandonnés, cette série née d’une photographie publiée dans l’édition du 25 février 1991 du magazine américain Time, a été conçue en référence à l’Élevage de poussière de Marcel Duchamp. Acquise en 2013 par la National Gallery Of Canada dans son unique jeu complet, « Fait », devenue une pièce emblématique de son œuvre, a aussi été sa première installation dans une institution – le Magasin-Centre national d’art contemporain à Grenoble –, et son premier geste artistique avec l’encastrement dans un caisson doré de ses 71 photographies de désert après la bataille. La plupart des réactions des professionnels de l’image ne furent cependant pas meilleures que pour « Beyrouth ».
Peu représentée dans les musées français
Pendant longtemps en France, ses travaux et son positionnement vis-à-vis de la photographie, son regard ici très critique, son refus d’être rangée dans la catégorie des photographes ont concentré incompréhensions, hostilités féroces y compris parmi ceux habilités à juger sa candidature pour la Villa Médicis. Les institutionnels responsables de la photographie ont été de fait peu nombreux au cours des années 1980-1990, comme Jean-Luc Monterosso à la Maison européenne de la photographie, à Paris, à se porter acquéreur de ses pièces. Le premier achat d’une photographie de Sophie Ristelhueber que le Centre Pompidou a effectué fut à l’initiative de Werner Spies, alors directeur Musée national d’art moderne (Mnam) ; le Musée d’art moderne de la Ville de Paris quant à lui n’en possède aucune.
De manière générale, Sophie Ristelhueber est encore peu représentée dans les grandes institutions françaises comparativement à ce que détiennent les musées américains, très tôt collectionneurs de ses œuvres. Ses plus importantes expositions, elle ne les pas eues davantage en France, mais aux États-Unis. Il a fallu la rétrospective du Jeu de paume en 2009 incluant la série « Fait » pour que le regard évolue, et le livre d’entretiens (1) réalisé avec l’ancienne directrice adjointe du Mnam, Catherine Grenier, publié un an après aux Presses du réel, pour mieux appréhender sa démarche. Pour comprendre aussi son positionnement vis-à-vis de la photographie, en particulier dans les années 1980-1990, « période durant laquelle on ne pouvait être que photojournaliste ou photographe plasticien », rappelle Michel Poivert, historien de la photographie et professeur à l’université Paris-I. Sophie Ristelhueber ne fut dès ses premières images ni l’un ni l’autre dans sa représentation du conflit ou du réel.
Inclassable
Cette difficulté de la « ranger », de la « situer », a participé en France au malentendu. Michel Poivert l’explique en revenant à la période où son travail émerge, se développe : « Sophie Ristelhueber a montré que le statut de photographe devient inopérant lorsque l’ambition consiste à sortir du cadre éditorial de la presse pour aborder la question de l’édition, de l’exposition. En proposant une œuvre nourrie de littérature expérimentale, de documentaire conceptuel et d’une recherche formelle audacieuse où se mêle l’intime et l’Histoire, elle est une artiste qui a incarné cette mutation comme peu dans sa génération. »
« Une artiste qui ne s’est toutefois pas pensée artiste, nuance Catherine Grenier. Jusqu’à 30 ans, elle n’a pas ce su qu’elle allait devenir. Et puis un jour, elle a une révélation : celle du pouvoir de l’image. » Un jour de 1979, précisément lorsque l’artiste François Hers, devenu depuis son mari, lui demande d’écrire le texte de ses photographies couleur sur les logement sociaux en Belgique et qu’elle préfère photographier en noir et blanc leurs habitants à l’univers cerné de papiers peints et de meubles robustes. Un moment qui a posé les éléments fondateurs de son écriture, de ses obsessions cicatricielles ou mémorielles récurrentes.
« Qu’il s’agisse du corps humain, de son jardin d’enfance ou du théâtre de la guerre, c’est quasiment toujours une couture qui revient chez elle, tel un motif obsessionnel, structurer le réel et révéler à l’image l’histoire enfouie dans les chairs, sous le paysage », constate Noëlle Chabert, ancienne directrice du Musée Zadkine, qui invita Sophie Ristelhueber à revisiter le territoire de son enfance, le jardin du Luxembourg, attenant au musée. À ce propos, on a beaucoup glosé sur l’influence de son père médecin gastro-entérologue, de ses revues de médecine reçues au domicile du boulevard Saint-Michel et qu’enfant elle aimait feuilleter. Il reste que Sophie Ristelhueber avoue avoir « été façonnée par la littérature et la musique ». De son background littéraire, on retient à cet égard son mémoire de maîtrise sur La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet, œuvre emblématique du Nouveau Roman où, dans le périmètre d’une maison, un mari, le narrateur, personnage sans nom et sans visage, surveille sa femme en donnant à la vision la plus banale de ses faits et gestes la marque de sa jalousie.
Le huis clos, l’ambivalence du terme « jalousie » relatif à une forme de volet tout autant que celle de la situation exprimée dans une écriture épurée, sobre, concise, jouant sur les glissements progressifs de leur sens, trouve un écho dans la genèse et le développement du travail de Sophie Ristelhueber. « C’est l’efficacité de l’image en même temps que son ambivalence qui lui sont utiles », souligne Catherine Grenier. Utile en effet pour aborder des territoires aux espaces cloisonnés, resserrés et silencieux dans leur cadre, sans horizons ni échappatoire autre que celui de leur état d’être, ici et maintenant. L’autobiographique est complètement crypté dans son œuvre, y compris dans Vulaines, fiction autobiographique du nom du village qui abrite la maison familiale. Dans l’entretien accordé à Catherine Grenier et intitulé « La guerre intérieure », Sophie Ristelhueber précise : « Si je n’avais pas fait une œuvre, enfin un corpus de quelque chose qui représente quelque chose, je pense que je serais devenue folle. » Le message qu’elle profère est en effet de nature existentielle. Et son intranquillité a trouvé la forme idoine, adaptée à son expression, et reprise depuis par maints artistes notamment au Proche et Moyen-Orient.
1949 Naissance à Paris.
1981 « Intérieurs », exposition collective présentée au CCI-Centre Pompidou.
1996 « New Photography 12 », exposition collective, Museum of Modern Art de New York.
2001 « Detail of the World », exposition personnelle, Museum of Fine Art de Boston.
2009 « Sophie Ristelhueber. Opérations », Jeu de paume, Paris.
2015 « Conflict, Time, Photography », exposition collective, Tate Modern, Londres (jusqu’au 15 mars).
(1) Sophie Ristelhueber, La guerre intérieure, 2010.
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Sophie Ristelhueber, artiste
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°427 du 16 janvier 2015, avec le titre suivant : Sophie Ristelhueber, artiste