Chronique

L’invention de la vie d’artiste

Par Christophe Domino · Le Journal des Arts

Le 10 décembre 2014 - 805 mots

En associant écrits d’artiste et éléments biographiques, la romancière Siri Hustvedt dresse le portrait attachant d’une artiste fictive, brouillant les catégories.

Les écrits d’artiste ont trouvé leur place dans la production éditoriale. Ceux d’Harriet Burden renouvellent le genre. Publiés et édités par l’universitaire I. V. Hees, ils en apportent une nouvelle vision, et des plus intéressantes. Ils consistent en un ensemble de cahiers manuscrits laissés par l’artiste new-yorkaise disparue en 2004, et rédigés en parallèle à sa production – des cahiers plus thématiques que chronologiques, identifiés par les lettres de l’alphabet. On peut penser aux cahiers de Jean Dubuffet, attentivement conçus comme des objets à la fois textuels et graphiques, auxquels l’artiste Pierre Leguillon a consacré un film et un livre (Dubuffet typographe, aux Presses du réel, publié en 2013 mais déjà épuisé).

En avant-propos, l’universitaire américaine raconte sa rencontre avec ce corpus singulier, au terme d’une véritable enquête menée sur plusieurs années à partir d’une mention dans un texte critique de Richard Brickman, publié en 2003 dans la revue The Open Eye. Brickman y révélait comment l’artiste a mené dans les années 1990 un projet singulier, celui de faire exposer dans des galeries new-yorkaise des œuvres produites par elle-même mais signées par des artistes prête-nom masculins. Ces expositions rencontrèrent le succès que le fait d’être femme (et de surcroît « femme de ») lui avait interdit.

De mentions furtives en références obscures, I. V. Hees est remontée à la famille de l’artiste qui lui a confié l’ensemble de ces écrits, pour le projet d’une anthologie publiée aujourd’hui. Elle l’a complétée de nombreux entretiens et témoignages de proches de l’artiste (ses enfants, des galeristes, des critiques), ou encore de certains extraits d’articles qui lui furent consacrés.

Les écrits d’Harriet Burden, surnommée « Harry » par certains, mêlent notes de travail, pages de journal intime d’une mère et épouse puis veuve du grand marchand d’art Félix Lord, et des réflexions issues des lectures de l’artiste, souvent savantes, scientifiques, philosophiques ou esthétiques – réflexions parfois cryptées ou librement interprétatives, reprises sous une forme souvent fragmentaire. La phénoménologie, la psychanalyse, les théories artistiques modernistes, l’œuvre d’artistes (comme Louise Bourgeois) ou d’auteurs singuliers y ont leur place, le tout accompagné de l’appareil critique en forme de notes de bas de page de I. V. Hees. Mais l’anthologie fait aussi place à de nombreuses pages d’introspection sensible, qui construisent un personnage écorché, sensible, irrégulier
– pour finir très attachant.

L’œuvre elle-même consiste en des sculptures-installations, souvent des personnages anthropomorphes faits de matériaux divers, des poupées aux allures de fétiches intimes intégrées à des dispositifs quasi scénographiques. « Son art avait aussi un caractère littéraire, narratif, qui rebutait beaucoup de monde. Je suis convaincue que sa seule érudition agissait comme un irritant sur certains critiques », note la critique Rosemary Lerner qui précise plus loin, parlant de ses expositions masquées : « Burden voulait son expérience, et voulait demeurer cachée. […] En même temps, les masques doivent être considérés comme un nouvel aspect de ce qu’elle faisait le mieux : la création d’œuvres d’une ambiguïté calculée » (p. 87). Mais on n’en connaît aucune image. Et pour cause.

Scrupule documentaire
« L’invention de la vie d’artiste » : c’est le titre que Pierre Bourdieu donne à un article paru initialement en 1975 (in Actes de la recherche en sciences sociales), où le sociologue développe son travail sur la figure de l’artiste, construisant son objet à la lecture de L’Éducation sentimentale de Flaubert, un roman. Ainsi l’artiste de fiction peut-il être presque l’égal d’un être vivant, ou du moins sa figure. C’est ce que Siri Hustvedt démontre avec Un monde flamboyant. Créée selon un scrupule documentaire, Harriet Burden est une fiction placée au cœur de ce roman publié en cette rentrée littéraire dans sa traduction française. En la créant de toutes pièces, la romancière américaine construit un personnage d’artiste fort, ou peut-être surtout un personnage fort parce qu’artiste. Le roman est ainsi composé de fragments de sources diverses, qui pour ce portrait de femme associent des voix et des points de vue restituant la personnalité de l’artiste inventée.

Pour élaborée qu’elle soit, la forme polyphonique du roman, kaléidoscopique au risque de l’exercice de style, rejoint une efficacité narrative « à l’américaine », et construit un portrait complexe qui ne manque pas de justesse, d’abord pour la densité psychologique et intellectuelle du personnage de son héroïne, mais aussi pour la description d’un certain monde de l’art new-yorkais des années 1990-2000 (et le portrait ici n’est pas très flatteur). Sans compter que l’œuvre nourrit un imaginaire de ce qu’est ou peut-être le travail d’artiste.

Note

(1) telle Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, auteure d’une œuvre littéraire – on lui prête le premier roman de science-fiction – et surtout philosophique, guère considérée par ses pairs dans son XVIIe siècle et à qui l’artiste s’identifie à certains moments.

Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, 2014, éditions Actes Sud Littérature, coll. « Lettres anglo-américaines », 402 p., 23 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°425 du 12 décembre 2014, avec le titre suivant : L’invention de la vie d’artiste

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