Introspection

Visages diaphanes

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 9 décembre 2014 - 765 mots

À Francfort-sur-le-Main, les autoportraits d’Helene Schjerfbeck, qui dépeignent le lent travail du temps et de la maladie, troublent le visiteur.

FRANCFORT-SUR-LE-MAIN - Si, pour une raison obscure, le nom d’Helene Schjerfbeck (1862-1946) tombait dans l’oubli, il serait remplacé sans la moindre hésitation par celui de « maîtresse de l’autoportrait », motif qui hante son œuvre. Ce danger n’est pas uniquement fictif, car cette femme finlandaise aurait pu rester une artiste méconnue. De fait, l’histoire de l’art n’a accordé que peu d’attention aux artistes nordiques (hormis Munch), éloignés des centres d’avant-gardes seuropéens au début du XXe siècle. Ainsi, la quasi-totalité de sa production picturale se trouve dans les musées de son pays natal et à Stockholm, où elle séjourne à la fin de sa vie.

La qualité principale de la rétrospective de la Schirn Kunsthalle à Francfort-sur-le-Main réside dans un formidable choix d’autoportraits (une salle entière), mais aussi dans le récit de son évolution.
Née en 1862 à Helsinki, elle y fréquente l’école des beaux-arts et poursuit une formation classique à Paris, dans l’un des rares ateliers libres ouverts aux femmes, l’Académie Colarossi. Puis, après un séjour en Bretagne, elle retourne en Finlande où, après avoir enseigné quelques années, elle se retire et s’isole à la campagne.

Saynètes « maigres »

Restée à l’écart de l’engagement nationaliste qui enflamme son pays à la fin du XIXe siècle, Schjerfbeck peint dans un style naturaliste, en évitant tout pathos. Ses toiles décrivent des scènes de genre, des sujets de proximité. Des coins de campagne, des personnages isolés et silencieux (surtout des femmes) assis dans une pièce, des enfants jouant… des saynètes « maigres », sans récit. Cependant, les commissaires cherchent à montrer que, malgré la solitude que l’artiste s’impose, elle ne se coupe pas du monde. Ainsi, un chapitre étonnant de l’exposition met en rapport des revues de mode qu’elle continuait régulièrement à consulter et ses modèles, élégamment habillés.

Toutes les œuvres exposées ne sont pas de la même teneur et il faut attendre le début du XXe siècle pour que Schjerfbeck se dégage d’un certain académisme et trouve sa voie. Ce changement apparaît surtout dans le renoncement aux détails et l’importance accordée à l’épuration. Ce sont, indiscutablement, les portraits et plus encore les autoportraits, qui donnent la mesure de cette quête de l’essentiel que le visiteur suit ici pas à pas.

« Consciente de son ascendant »

Certes, ce peintre n’est pas la seule à s’engager dans l’introspection à travers un dialogue avec elle-même. Outre Dürer ou Rembrandt, on connaît, plus proche de nous, les séries de Van Gogh ou de Léon Spilliaert. D’ailleurs, comme chez le symboliste belge, la plupart des autoportraits (soit une quarantaine) de l’artiste finlandaise sont concentrés sur période très courte (1942-1946). Toutefois, c’est la différence fondamentale entre ceux, peu nombreux, exécutés dans les années 1910, et les autres qui fait la particularité de Schjerfbeck. Comme l’écrit avec justesse Suzanne Pagé dans le catalogue de l’exposition « Visions du Nord » qu’elle organisa en 1998 au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, les premières représentations, au regard distant, presque hautain, « évoquent encore la femme consciente de son ascendant, non sans une certaine coquetterie » – ainsi dans son Autoportrait au fond argent (1912), placé à l’entrée de l’exposition. Puis, le maquillage, les accessoires vestimentaires disparaissent et « la femme s’efface peu à peu devant l’artiste… dépossédée d’un corps devenu transparent et bientôt “dévisagée” par la mort au travail ». C’est que le temps où les créateurs tentaient de transformer leur image en monument, en rempart, face aux lents progrès de l’usure et de la dégradation du visage, est bien révolu. Les images-vestiges de l’artiste acceptent le processus inévitable de l’effacement. Parfois, l’oblitération prend comme cible l’œil qui, cerné d’un épais trait noir, devient une énorme tache « aveugle ». L’attaque de l’organe de la vision, l’instrument même du travail du peintre, a des conséquences qui vont au-delà de la simple déformation. Le dialogue traditionnel avec le spectateur est empêché, car l’absence de regard interdit la possibilité d’un quelconque échange (Autoportrait, une vieille artiste peintre, 1945).

Dépouillés, les visages, crayonnés sur papier (Autoportrait, 1914), sont au plus près de l’os, là où la souffrance ne se mime pas. Souffrance qui s’exprime sans émettre un son, car les têtes de Schjerfbeck crient, mais d’un cri qui se dirige vers l’intérieur. Graduellement, ce ne sont plus des êtres mais des apparitions d’outre-tombe. Ou, pour reprendre l’expression du critique Jean Clay, ce sont des « images au futur antérieur ».

Hélène Schjerfbeck

Commissaire : Carolin Köchling, conservatrice à la Schirn Kunsthalle
Nombre d’œuvres : 110

Hélène Schjerfbeck

Jusqu’au 11 janvier 2015, Schirn Kunsthalle, Römeberg, Francfort-sur-le-Main, tél. 49 69 29 98 82 0, www.schirn.de, tlj sauf lundi 10h-18h. Catalogue, 168 p., 39 €.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°425 du 12 décembre 2014, avec le titre suivant : Visages diaphanes

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