PARIS
Craignant que le public ne retienne des estampes du peintre japonais que les images érotiques, l’exposition du Grand Palais se prive de la sensualité des « shunga ».
Où sont les « images de printemps » (shunga) de Hokusai dans l’exposition du Grand Palais (lire le JdA n° 421) ? Pourquoi le commissaire Seiji Nagata, en collaboration avec Laure Dalon, n’a pas abordé les « images d’oreiller », ces jeux de l’amour et du regard chers aux artistes de la période Edo (1603-1868) ? Alors que Hokusai, Utamaro, Hiroshige, Kuniyoshi, maîtres de l’ukiyo-e (« images du monde flottant »), expression d’inspiration bouddhique rappelant la vacuité et l’illusion de l’existence, ont embrassé ce genre avec beaucoup de liberté et de créativité artistiques, déjà à leur époque, ces images circulaient sous le manteau. Elles offraient à voir dans les froissements soyeux des kimono, les chemins de volupté parfois acrobatiques attisant la rencontre des corps. Laure Dalon, conservateur du patrimoine à la RMN-Grand Palais, explique que lors des premiers échanges « Seiji Nagata était assez catégorique sur le sujet craignant une approche anecdotique. Selon lui, les Occidentaux se sont focalisés sur ces images érotiques éclipsant les autres estampes. » Certes, dans la seconde partie du XXe siècle, proposer de venir voir des estampes japonaises n’était pas une invitation à boire une simple tasse de thé. L’exposition surprend par sa si prude et si sage présentation. Les grandes rétrospectives dédiées à l’artiste n’ont jamais occulté ces « images pour rire », ni celle du Centre culturel du Marais, en 1980, ni celle du Grand Palais, en 2004, ni l’exposition parisienne, en 2008, « Hokusai. L’affolé de son art » sous le commissariat d’Hélène Bayou, conservateur en chef au Musée Guimet.
L’excentrique Katsushika Hokusai (1760-1849) a pourtant réalisé des « Modèles d’étreintes », une série de « Langueur amoureuse »… Francesco Paolo Campione, directeur du Musée de la Culture de la ville de Lugano (Suisse), commissaire de l’exposition à la Pinacothèque de Paris « L’art de l’amour au temps des geishas », comprenant sept œuvres du maître, explique la raison intrinsèque de ces absences. « L’arrivée des Occidentaux a forcé les Japonais à se moderniser. Cela a engendré une nostalgie de leur tradition et une honte. Dans l’inconscient collectif a été cachée la signification profonde de l’érotisme. Le shunpon [livre d’images érotiques] servait de cadeau de noces, de talisman pour les samouraïs et manifestait religieusement l’harmonie du masculin et du féminin dans le principe du Dao, la Voie. »
Même le catalogue oublie les « shunga »
Plus de cinq cents pièces exceptionnelles et pas l’ombre de « Jeunes pousses de pin » (Kinoe no komatsu) dont Le rêve de la femme du pêcheur, célèbre et fascinante image que « cette terrible planche [décrite par Edmond de Goncourt] : sur des rochers, verdis par les herbes marines, le corps nu d’une femme qui semble évanoui de plaisir, sicut cadaver [pareille à un cadavre], à tel point qu’on ne sait pas si c’est une noyée ou une vivante. Une immense pieuvre, avec ses effrayantes prunelles en forme de noirs quartiers de lune, aspire le bas de son corps, tandis qu’une autre petite pieuvre lui mange goulûment la bouche. » Laure Dalon dans son Petit dictionnaire Hokusai, (RMN) a choisi cette estampe pour illustrer le mot érotisme. Mais aucune évocation dans le catalogue, pas même le terme shunga dans le glossaire ! Henri-Alexis Baatsch, écrivain et traducteur, consacrait en 1985 un essai au peintre et y pointait déjà la pudibonderie actuelle qui sévit sur l’Archipel et s’en explique aujourd’hui : « Pour la bonne société japonaise en place, les shunga ne sont pas montrables en principe. L’érotisme circule toujours par-derrière. Sur ce sujet la liberté expressive n’existe pas. Cela ne se fait pas, cela va à l’encontre d’un bon code. À l’époque de Hokusai, étaient publiés des édits de répressions des mœurs. Il y avait une volonté de régenter la société avec des quartiers réservés aux plaisirs. De nos jours, dans les expositions, on formalise, on organise, on dévitalise tout ce qui est provocant dans la sexualité. On n’a plus le droit d’aborder une œuvre en prenant en compte l’aspect vivant de l’artiste. Il faut désensibiliser. »
Dominique Ruspoli, docteur en philosophie et photographe, qui présente Hokusai manga, chez Gallimard, regrette ce choix. « C’est dommage de les avoir oubliés. On aurait pu imaginer un lieu à part pour évoquer la courtisane, les “maisons vertes”. Il ne faut pas oublier que ces estampes pouvaient illustrer des manuels d’éducation pour les jeunes filles avant le mariage. »
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Un Hokusai bien trop policé
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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°424 du 28 novembre 2014, avec le titre suivant : Un Hokusai bien trop policé