Si le nu féminin est présent dans l’art occidental depuis la Renaissance, c’est à partir de la fin du XIXe que les artistes y ajoutent une dimension érotique. Depuis la norme sociale réglemente ce que l’on peut voir ou pas.
« Le corps sous la peau est une usine surchauffée » (Antonin Artaud). Cette usine dont le moteur principal est la libido, est-elle de plus en plus visible dans les manifestations artistiques ? L’érotisme serait-il un argument vendeur ? Sans doute, quand on élargit cette notion pour y inclure les « objets dérivés ». Dans ce contexte, la nudité reste un thème séduisant, surtout vue sous un angle inhabituel. Ainsi, quand les nus masculins, saupoudrés d’un soupçon d’homosexualité, s’exposent à Vienne (où l’affiche fait scandale) et au Musée d’Orsay, le buzz est garanti. De même, quand l’Institut du monde arabe propose une exposition sur le nu, la curiosité est au rendez-vous. Et que dire de la photographie pourtant bien classique de Robert Mapplethorpe, mais dont les sexes en relief attirent les foules ?
Rien de nouveau pourtant, car la nudité a toujours fait briller le regard. Les artistes fournissant des représentations qui comblent le public, des objets de désirs qui, métamorphosés esthétiquement, offrent toutes les garanties d’une jouissance culturelle. Au moins depuis la Renaissance (Giorgione, Le Titien, Véronèse), s’il s’agissait d’un corps idéal, c’est un corps que l’on ne touchait pas. Toute activité érotique, toute différenciation sexuelle marquée n’étant autorisée qu’à condition d’être située dans un univers mythologique, où nymphes et bergers se promènent avec le même naturel qu’Adam et Eve avant la chute. Mais la nudité n’est pas synonyme d’érotisme. Le désir n’attend pas le « déshabillez-vous » de Juliette Greco pour se mettre en marche. Au contraire, c’est le voile, la suggestion, qui fait toute sa puissance. Le désir, à la différence de la sexualité, est affranchi de toute légitimation biologique ou sociale et n’est plus tant provoqué par la nature que par l’art de la séduction.
À chaque époque son fantasme
Pour autant, l’érotisme n’est pas une notion universelle qui échappe au temps. Intimement liée à la civilisation, voire à la religion, son histoire est faite d’éclipses, de résurgences, de continuités et de revirements. Sans doute, c’est le XIXe siècle qui marque un tournant dans la façon dont l’art donne corps aux fantasmes érotiques. Considéré comme le début de la modernité, c’est aussi le moment où se met en place « une entreprise de dévoilement… [une] mise au jour des strates enfouies, refoulées » (selon le sociologue Michael Pollak), qui ajoute qu’on se trouve entre « une représentation distanciée des affects et des émotions et une hypertrophie des affects ordinairement contenus et, en tout premier lieu, les émotions sexuelles ».
La situation est d’autant plus compliquée que la société impose des limites strictes à la représentation de cette partie cachée de la vie psychique et réprime toute manifestation de l’érotisme en la cataloguant comme pornographique. Autrement dit, dans une société où le rapport à l’érotisme est celui d’une fascination que la morale condamne, on peut tout voir, mais sous le manteau. Ainsi, quand L’Origine du monde de Courbet, cet orifice scandaleux en gros plan qui s’exhibe ouvertement ne sort pas de son atelier, des scènes érotiques audacieuses, reproduites sur des estampes et sur des photographies pornographiques sont diffusées un peu partout. De même, dans les Salons, le public accourt pour admirer des nus légitimés par le vernis artistique qu’on nomme Alexandre Cabanel, Henri Gervex ou Félix Trutat, directement inspirés par la Renaissance. Un regard qui parcourt le répertoire du nu féminin, découvre des corps lisses, idéalisés, au triangle pubien pudiquement suggéré. Avec des limites, toutefois, car la fameuse et aguichante Rolla de Gervex est exclue du Salon de 1878, jugée immorale par les autorités. Rejet, qui d’ailleurs a fait la gloire de cette toile et de son créateur.
Mais, c’est aussi l’époque où Manet, Degas, Toulouse-Lautrec, Rodin, Klimt ou Schiele, transgressent les interdits et mettent en scène des mouvements et des attitudes où l’érotisme s’affranchit de toute pudeur. « Nous entrons dans un monde neuf et le rideau s’ouvre sur l’Olympia » déclare Georges Bataille. Dans ce nouveau monde, Degas s’introduit comme par effraction. Chez lui, le voyeurisme est assumé ouvertement par la variété des points de vues et des positions du corps. Accroupie, contorsionnée, le corps souvent « plié », soumis à des formes géométriques rigides, la femme à la toilette est moins l’objet du regard que sa proie. Mais les nus sont le plus souvent vus de dos, comme si l’artiste intrus, voyeuriste, craignait le face-à-face. Tout laisse à penser que celui qui semble effrayé par le contact direct de la femme a inventé une nouvelle sensibilité tactile par procuration. Une forme de sexe sans risque avant la lettre ?
À la violence feutrée de Degas se substitue une violence plus radicale exercée par le peintre sur le nu féminin. Comme Manet, Picasso choisit pour cible la prostituée avec Les Demoiselles d’Avignon. Cinq femmes, en position frontale, s’exposent et provoquent le spectateur. Les corps sont ici déformés, brisés, écrasés par la force vitale de l’énergie sexuelle. Fragmenté, le corps, dont l’intégrité est menacée en permanence, perd l’enveloppe lisse dans laquelle la chair se réfugiait et se transforme en morceaux (voir La Poupée de Bellmer, 1933).
Le désir s’émancipe
De même, l’érotisme a perdu tout rempart. Chaotique, il s’est libéré de ses cadres moraux et sociaux traditionnels. Il est probable que la caractéristique essentielle de l’ère contemporaine est la mobilité galopante avec laquelle les interdits se déplacent sur la carte érotique pour devenir acceptables. Qui plus est, la découverte des écrits de Freud offre aux créateurs de nouveaux modes d’investigation de l’esprit, permettant de mettre à jour le désir inconscient et ainsi d’en faire la composante essentielle de leur art.
Chez les surréalistes, l’émotion poétique rejoint l’émotion érotique. Cette libération de l’esprit, qui considère le désir dans sa valeur essentiellement subversive, est une remise en question du contrôle exercé sur l’érotisme par une morale étroite. Le refus des normes sexuelles est mené à un point extrême par Bataille, qui fait de la « transgression » et de la « dépense » des concepts centraux de sa pensée, où la création est inséparable d’une expérience qui doit mener à un état d’extase parfois proche de la mort.
Il serait donc permis de tout montrer au XXe siècle ? Sans doute, quand on constate que certaines représentations jugées sulfureuses dans le passé sont aujourd’hui considérées comme simplement érotiques. Désormais, le fétichisme ou tout autre fantasme sexuel trouve sa place dans le domaine artistique et le voisinage avec la pornographie, hard ou soft, est troublant. Il n’en reste pas moins que la société rejette certains phénomènes qu’elle considère obscènes ou malsains. C’est avant tout le domaine de l’érotisme enfantin qui reste encore le tabou par excellence et il suffit de se rappeler le scandale provoqué par l’exposition bordelaise « Présumés Innocents » (2000) dont les organisateurs furent accusés de rendre visible au public des œuvres qui présentaient un caractère « pédopornographique ». Curieusement, quand en 2006, la Maison rouge expose l’artiste « singulier » américain Henry Darger et ses fillettes sacrifiées à la barbarie des hommes, étranglées ou pendues, aucune réaction ne se fait attendre. Visiblement, la folie a bon dos.
Le risque d’être attaqué en justice incite les conservateurs à faire appel à une pancarte, désormais fréquente « Certaines images risquent de heurter la sensibilité des spectateurs ». L’absurde est atteint en 2010 quand l’exposition des photographies d’adolescents, plutôt crues, de Larry Clark au Musée d’art moderne est interdite aux moins de 18 ans. Censure ou autocensure pratiquée récemment par la galerie Catherine Houard qui a retiré des photographies de Diane Ducruet pour leur caractère « incestueux ».
Il faut ainsi toute l’autorité du Musée d’Orsay sous le haut patronage du divin marquis de Sade, celui « qui aurait continuellement ramené au défi de représenter l’irreprésentable » (Annie Le Brun, commissaire invitée de l’exposition) pour pouvoir tout montrer ; vous n’allez pas le croire, même « Les Désastres de la guerre » de Goya !
À lire : « Histoire de l’érotisme-De l’Olympe au cybersexe », Pierre-Marc de Biasi, Découvertes Gallimard, 175 pages, 15,50 €.
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Brève histoire de l’érotisme exhibé
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Abonnez-vous dès 1 €Les articles du dossier : Les expositions et la tentation érotique
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°424 du 28 novembre 2014, avec le titre suivant : Brève histoire de l’érotisme exhibé