Léonard de Vinci, Vermeer ou encore Matisse à l’affiche au Japon ? La tradition remonte au début du XXe siècle et doit son existence aux quotidiens nippons qui organisent et financent d’importantes manifestations culturelles. Pour les grands groupes de presse du pays, la diffusion de l’art et de la culture relève d’une mission sociale autant que de l’opération commerciale.
JAPON - Figures de proue de gigantesques conglomérats médiatiques, les quotidiens japonais tiennent un rôle capital dans le monde des arts. En finançant et en organisant un grand nombre de manifestations culturelles et sportives, ils participent pleinement à la vie sociale de l’Archipel. Sans eux, aucune grande exposition ne pourrait se tenir. À l’instar du quotidien national Asahi Shimbun avec Léonard de Vinci, Turner ou Vermeer, Yomiuri Shimbun a œuvré pour présenter Matisse, Chagall, Fragonard, Man Ray, Monet au grand public japonais… Cet engagement ne s’apparente pas à de la pure philanthropie. Chaque organe de presse possède un département culturel indépendant de la rédaction qui a pour mission de contribuer à la diffusion des arts et aussi de trouver une rentabilité économique.
Une pratique centenaire
Les Japonais sont de grands lecteurs. Un taux d’alphabétisation très élevé, un haut niveau d’éducation, une soif d’être informé et de vouloir apprendre constituent un socle solide. Des tirages faramineux, des abonnés fidèles, un système de portage à domicile unique au monde, permettent une diffusion totale de près de 50 millions d’exemplaires par jour dans un pays comptant 126 millions d’habitants. Les journaux résistent même si les recettes publicitaires diminuent, représentant moins d’un tiers des revenus. Les tirages n’ont baissé que de 6 % en une décennie, malgré l’intérêt réduit des jeunes lecteurs pour le papier qui lui préfèrent le numérique.
« Les journaux japonais ont commencé à avoir des départements pour organiser des expositions à partir de la fin de la guerre russo-japonaise (en 1905). Asahi a présenté des expositions d’art dans les grands magasins ciblant le public féminin. C’était vers le milieu de l’ère Taisho (1912-1926). Les journaux et les grands magasins y trouvaient leur avantage, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de musées à ce moment-là. Au fil des ans, les personnels employés par les journaux ont acquis un savoir-faire, une expertise », explique Masahiko Togo, ancien chef du département culturel et sportif du quotidien régional Nishinippon Shimbun. « En 1920, le journal Asahi emprunte ainsi à des collectionneurs privés des œuvres impressionnistes de Renoir, Cézanne et Degas pour les exposer dans sa maison mère, à Osaka », confirme Cléa Patin, maître de conférences à l’université Lyon-III, auteure d’une thèse sur le marché de l’art au Japon.
Les quotidiens ou les chaînes de télévision se mobilisent au travers d’importantes campagnes publicitaires destinées à séduire le grand public. Ils communiquent sans frais d’achat d’espaces et les journalistes relaient l’information. Les abonnés bénéficient d’entrées. Les annonceurs sont invités à des visites et à des soirées privées. Pour l’organisation des expositions, Asahi Shimbun emploie ainsi vingt personnes à Tokyo, sept à Osaka, trois à Nagoya, trois à Fukuoka.
Les quotidiens régionaux contribuent eux aussi activement à l’organisation d’expositions, à l’exemple du Nishinippon Shimbun, fondé en 1877 à Fukuoka sur l’île de Kyushu et lu par plus de 2,5 millions de personnes. Takeshi Kokubu, chef du bureau parisien, témoigne : « Nishinippon a permis de montrer, cet été, au Musée municipal d’art Kitakyushu, quelque 140 pièces rares de Hokusai, provenant du Musée des beaux-arts de Boston, et a co-organisé avec Asahi et TVQ, une chaîne de télé, l’exposition “Robert Capa”, sans oublier la venue d’œuvres japonaises et occidentales du musée de Cleveland. » La responsable de ces projets, Yasutake Hiroko, considère que « pour un investissement de 3 millions d’euros (hors les frais d’accrochage), l’objectif est d’obtenir 3,6 millions d’euros de revenus ».
Loin du mécénat
Professeur à la Nihon University, College of Arts, et ancien responsable du département des projets culturels de Asahi Shimbun, Futoshi Koga estime que « le budget moyen d’une grande exposition avec des musées nationaux français comme le Louvre est de 3 à 5 millions d’euros. Mais cela peut-être rentable ». Pour preuve, « Les grands peintres français de la Fondation Barnes », événement organisé en 1994 par Yomiuri Shimbun au Musée national d’art occidental de Tokyo, aurait coûté 5 millions de dollars et attiré plus d’un million de visiteurs – dont un sur deux aurait acheté le catalogue. Des coûts à la hausse au regard des assurances et transports d’œuvres d’art comme des frais de location. Les musées occidentaux, notamment français, officiellement « prêteurs », peuvent ainsi demander plus de 700 000 euros parfois par le biais d’une donation pour une restauration ou pour une association des amis du musée. Il ne s’agit pas de mécénat mais d’une communication maîtrisée privilégiant le prestige, et, depuis l’éclatement de la bulle spéculative, d’une recherche de retour sur investissement. La billetterie, la vente de catalogues, les produits dérivés, les publicités et la participation d’entreprises partenaires financent une exposition et même engendrent des profits, à condition de choisir des valeurs sûres – pour ne pas dire marchandes.
Plus rare, la chaîne Fuji Television joue un rôle de mécène en participant au co-parrainage du prix Praemium Imperiale. Établi, en 1988, par la Japan Art Association, il récompense « les artistes du monde entier pour leur contribution dans le développement de leur art ». Le budget annuel du Praemium Imperiale s’élève à 576 000 euros. À cela s’ajoutent les frais de fonctionnement des équipes au Japon et à l’étranger, les frais de déplacement des cinq lauréats et de personnalités pour la cérémonie de remise des prix organisée en présence du couple princier. Fuji TV est aussi le principal mécène du Musée en plein air de Hakone, le premier du genre à avoir ouvert ses portes au Japon, fort d’une collection de quelque 2 000 œuvres, parmi lesquelles des sculptures de Rodin ou de Henry Moore et des céramiques de Picasso.
Fondé en 1874 à Tokyo, le quotidien conservateur Yomiuri Shimbun est non seulement le premier au Japon, mais aussi le titre le plus diffusé au monde. Le groupe Yomiuri contrôle la chaîne de télévision Nihon Terebi, possède des filiales dans la radio, la presse magazine, l’édition, dans des compagnies de production cinématographique et musicale. Il est le seul journal propriétaire d’un orchestre symphonique. Le groupe a investi également dans des biens immobiliers, une équipe de baseball (les Giants) et une autre de football. Fondé en 1879, à Osaka, Asahi Shimbun est plutôt de centre gauche, engagé dans le pacifisme depuis la fin de la guerre du Pacifique et de nature plus intellectuelle. Le groupe Asahi, en plus de ses activités de presse, de télévision, de radio et d’édition, contrôle d’autres sociétés telles que des agences de publicité. Une référence journalistique écornée dernièrement par des articles remettant en cause le sérieux de la rédaction. Fondé en 1872, le Mainichi Shimbun est un quotidien populaire, centriste, axé sur la couverture des événements nationaux. Il se veut didactique et le journal de tout le monde et de tous les jours. Fondé en 1876, le Nihon keizai Shimbun, appelé communément Nikkei Shimbun, journal économique et libéral aussi respecté que son concurrent britannique le Financial Times, fait figure, par son sérieux et ses nombreux bureaux tant au Japon qu’à l’étranger, de modèle du monde des affaires nippon. Fondé en 1933 à Osaka, le très conservateur Sankei Shimbun se revendique de droite. Proche du monde des affaires et du PLD, parti dirigeant actuellement le pays, il défend une ligne éditoriale principalement nationale et appartient au groupe Fuji Sankei. En 2013, Yomiuri a vendu quotidiennement 9 700 000 exemplaires, Asahi 7 600 000, Mainichi 3 400 000, Nikkei 3 000 000 et Sankei 1 600 000 (source The Capital Tribune Japan, mars 2014).
L’accès à la totalité de l’article est réservé à nos abonné(e)s
Au Japon, la presse finance les expositions
Déjà abonné(e) ?
Se connecterPas encore abonné(e) ?
Avec notre offre sans engagement,
• Accédez à tous les contenus du site
• Soutenez une rédaction indépendante
• Recevez la newsletter quotidienne
Abonnez-vous dès 1 €Affiche de la rétrospective de Robert Capa au Tokyo Metropolitan museum of photography, Toky, en 2014. © TMMP.
L'Exposition des oeuvres de Hokusai du musée de Boston lors de son étape à Nagoya, au début de l'année 2014. L'exposition est actuellement au Kitakyushu Municipal museum. © MFA, Boston.
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°421 du 17 octobre 2014, avec le titre suivant : Au Japon, la presse finance les expositions